Bouche à bouche

Auteur : Antoine Wilson
Editeur : Gallimard

Deux anciens camarades d'université se croisent par hasard à l'aéroport de New York:un écrivain raté et un magnat de l'art contemporain, Jeff. Leur vol est terriblement retardé, et Jeff propose à son ancien comparse de le suivre dans son lounge première classe pour tuer le temps ensemble. Mais cette invitation est loin d'être désintéressée. Jeff se révèle aussitôt être un homme qui a besoin de parler, de vider son sac, et surtout de dévoiler un secret de jeunesse qu'il n'avait encore jamais confié. Un secret qui a changé le cours de son existence.
Alors que les heures défilent, ainsi que les cocktails, se déploie une fascinante histoire d'obsession et de manipulation qui a permis à Jeff d'atteindre les sommets du monde de l'art alors que rien ne l'y destinait. Tout aurait commencé un matin d'hiver, sur une plage californienne, vingt ans plus tôt...
Bouche-à-bouche est un roman haletant dont la construction ingénieuse promet de déboussoler. Entre faux-semblants et paranoïa, glamour californien et huis clos, le lecteur plonge dans un intrigant puzzle littéraire.

Traduction : Diniz Galhos
20,00 €
Parution : Janvier 2023
256 pages
Collection: Du monde entier
ISBN : 978-2-0729-9343-5
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Extrait

J’étais assis devant ma porte d’embarquement à l’aéroport JFK, après un vol de nuit en provenance de Los Angeles. Épuisé, perdu dans mes pensées, je songeais à ce que j’avais vu peu après le décollage, juste avant de m’assoupir, une scène à laquelle je n’avais encore jamais assisté à bord d’un avion.
J’étais installé du côté gauche de l’appareil, qui volait plein sud au-dessus l’océan, m’offrant ainsi une vue panoramique sur la ville dans la nuit : les éclairages ambrés des réverbères en pointillé sur les quartiers; les guirlandes à bandes blanches et rouges du trafic autoroutier ; les gouffres noirs et mystérieux des plans d’eau et des parcs. Et puis soudain, je perçus une explosion de lumière, juste au-dessus du sol. Puis une autre : des stries éclosant telle une fleur en accéléré. Un feu d’artifice que j’observai jusqu’à ce que nous traversions le manteau nuageux.
Ce n’était pourtant pas un jour de fête.
Alors que je me faisais la réflexion qu’un spectacle absolument captivant depuis le sol pouvait, d’une autre perspective, se résumer à une simple étincelle au milieu d’une vaste étendue, j’entendis résonner un nom dans le hall.
« Jeff Cook, clamait une agente. Merci de vous enregistrer au comptoir de la porte d’embarquement 11. »
Un nom assez commun, mais qui piqua aussitôt ma curiosité. J’avais jadis connu un Jeff Cook, à Ucla1, près de vingt ans plus tôt. Relevant la tête, je vis un bel homme d’une quarantaine d’années se diriger d’un pas énergique vers le comptoir. Il était vêtu d’un élégant costume bleu, sans cravate, avec des lunettes à monture transparente. Une paire de mocassins de luxe. Il donna son nom à l’agente et glissa sa carte d’embarquement et sa pièce d’identité sur le comptoir. Tandis qu’elle pianotait bruyamment sur son clavier, il s’appuya légèrement sur la poignée de sa très chic valise métallisée à roulettes.
De là où je me trouvais, je pouvais examiner le profil de ce Jeff Cook en détail. J’avais définitivement conclu qu’il ne s’agissait pas du Jeff Cook que j’avais connu et m’apprêtais à porter mon attention sur autre chose lorsqu’il tourna la tête dans ma direction. Je reconnus aussitôt ces pommettes hautes et larges, ce regard pénétrant.
C’était bien lui. Mais le fameux Jeff avait de longs cheveux bruns détachés, pas cette coupe d’homme d’affaires poivre et sel, taillée au cordeau. En outre, il avait pris du poids, s’était charpenté après l’université comme beaucoup d’entre nous qui avions encore continué à croître alors que nous nous croyions déjà des hommes bâtis.
À l’époque, nous n’étions pas amis au sens strict, plutôt des connaissances, mais Jeff était l’un de ces figurants du passé qui, dans mes souvenirs, s’étaient arrogé une importance disproportionnée.
Durant ma première année de fac, je connus une série de rencontres fortuites, si tant est qu’on puisse appeler cela ainsi, dans divers lieux, sur le campus et en dehors, avec un autre étudiant qui avait curieusement attiré mon attention. Avec ses cheveux en cascade et ses traits particuliers, il ne passait pas inaperçu, sorte d’Adonis au rabais qui faisait preuve en toute circonstance d’une assurance tranquille d’élève en fin de cursus. Nos chemins ne se croisaient pas vraiment : je dirais plutôt qu’il surgissait, de temps à autre, à une table au fond d’un café, perdu au milieu d’une manifestation contre la première guerre du Golfe, ou encore – hasard absolu – illuminé par les feux de ma voiture alors que je sortais en marche arrière de l’allée de la maison d’un ami, comme ce fut le cas un soir. Chaque apparition de cet homme énigmatique me procurait un frisson, comme s’il était mon ange gardien qui me tenait à l’œil, suivi d’une pointe d’angoisse à l’idée que je ne le reverrais peut-être plus ensuite.
Vers la fin de cette année, j’accompagnai un ami acheter de l’herbe à une de ses connaissances, un complice de fumette qui avait acheté un peu plus que d’habitude pour dépanner ses camarades, et se faire quelques dollars par la même occasion. Nous débarquâmes dans cet immeuble sur Gayley Avenue, un empilement d’appartements hideux. Le sas d’entrée miteux donnait accès à un ascenseur qui puait l’huile hydraulique brûlée. Le palier était morne et anonyme, mais il régnait dans l’appartement une ambiance caverneuse très particulière, avec ses fenêtres tendues de draps et ses murs recouverts de posters du même groupe, un groupe dont je n’avais jamais entendu parler : Marillion.
Nous étions plantés au milieu du salon, mal à l’aise, face à une rangée de colocataires en pleine liquéfaction psychotrope, aux regards plus méfiants qu’amicaux. Assis au bout du canapé, aussi déchiré que les autres, se trouvait cet ange gardien aux cheveux longs. Mon ami acheta son herbe et, sans doute pour que cette visite paraisse un peu moins mercantile, le vendeur nous présenta aux autres. J’appris alors le prénom de l’homme mystère, prénom bien moins énigmatique que lui : Jeff.

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