Habiller le ciel

Auteur : Eugène Ébodé
Editeur : Gallimard

Je n'ai pas assisté à l'enterrement de ma mère. Pendant une interminable année, des assauts de culpabilité m'ont rongé. Il m'a semblé, pour en sortir, qu'un catafalque de papier me permettrait non point d'ensevelir la disparue, mais de reconstituer son existence et de m'apaiser. L'ancienne danseuse qui ne savait ni lire ni écrire s'est alors redressée, telle qu'elle avait toujours été, opiniâtre, énergique et tournée vers un impératif : faire de chacun de ses nombreux enfants un être accompli. En écrivant ce qu'elle a aimé, détesté ou combattu, m'est bien sûr revenu notre secret ; enfant, alité et agonisant dans un hôpital, un vieil inconnu murmura à Mère une formule qui me sauva la vie : « Mbil idou inga kat kara. » Par-delà nos espaces désormais disjoints, Mère intervient toujours. Ce livre en est la preuve. Il redonne voix et corps à celle qui m'invitait à habiller le ciel de prières pour détourner de mon chemin de furieux orages.
E. É.

19,00 €
Parution : Octobre 2022
288 pages
Collection: Continents noirs
ISBN : 978-2-0729-9407-4
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Extrait

Mère et fils
Père est décédé il y a seize ans, sans amertume, mais après des souffrances indues. Mère est partie en septembre dernier, d’un coup. Je me suis rendu aux obsèques du chef de famille. Une foule imposante assista à ses funérailles dans le strict respect des rites ancestraux requis lors du départ d’un patriarche. Je n’ai cependant pu me hâter vers Mère pour sceller nos adieux définitifs. Ai-je eu tort ? Ai-je agi conformément aux circonstances et à ce qu’elle aurait approuvé? Je m’enfonce dans un labyrinthe aux hypothèses sans cesse fluctuantes. Justes et fiables un jour, elles ne le sont plus guère le lendemain. Versatilité des humeurs ou fléchissement du métabolisme général quand il s’empare de nos pensées et agite nos raisonnements tels des accordéons déréglés ? Montent à présent en moi, depuis la mer des interrogations et des turbulences qui m’assaillent, des vagues de hauteur dissemblable. Elles forment tantôt des vallons, tantôt des montagnes russes, où s’empilent des émotions contradictoires. L’idée de quitter mes souvenirs, de les laisser s’évanouir dans un passé archivé et clos me tente et me rudoie. Il me semblait que l’enfouissement de ces soubresauts de la mémoire et l’évaporation de mes cascades émotionnelles procureraient aussi bien à mon âme qu’à mon corps un opportun apaisement. Il tarde à se manifester.

Il est probable que mon désarroi découle d’un constat difficile à admettre : après le décès de ma mère, j’ai basculé sur l’autre pente de la vie; quand les parents partent, les enfants, adultes, sont à leur tour face à la vieillesse. Dévale alors, plus vite que prévu, l’angoisse du néant. Celle de ma propre fin m’étreint. Elle diffuse des sensations d’étouffement. Insidieusement, ils activent le désir d’oubli, en particulier de ceux qu’on a tant aimés. Ces mêmes sensations provoquent le tumulte entre les chronologies quand elles ne s’amusent pas à recomposer, dans le passé, une hiérarchie des faits et de leurs perceptions. Je vis un temps autre : il s’appelle le passé recomposé. On ne l’enseigne pas encore dans les écoles, car les grammairiens aiment tout, sauf la nouveauté !
Il faut donc, me dis-je, que je me dépêche d’accoucher de ma mère avant l’envol complet des souvenirs, ces trésors dévalués! Je me dis aussi qu’un être n’est pas seulement la somme des événements du passé. Reconstruits ou non. La manière dont une vie s’achève paraît parfois avoir plus d’importance que l’ensemble de ce qu’elle a connu, vécu et réalisé. Quand la mort a enlacé Mère, d’une étreinte blanche et sèche, dans la villa endeuillée de mon frère Laurent où pendait un crêpe noir au portail, là où Mère venait d’expirer, un voisin venu nous assister a dit : « Belle mort, hein ? Parce que fulgurante ! » On a poliment hoché la tête. Certains ont piaffé, en émettant un bruit de bouche caractéristique d’une désapprobation, d’autres ont traîné la savate au sol, signe évident de mauvaise humeur, un petit groupe a maugréé, m’a-t-on dit. Puis l’affluence, comme la houle, a enflé. Les visiteurs ont pris place sous la véranda, à l’intérieur de la maison, et se sont dispersés dans le jardin, sous les arbres, parlant de Mère, de Vilaria, au passé, en attendant les boissons et les plats débordant de sauce, de poissons ou de viande dont les fumets montaient des cuisines. Sur différents foyers, allumés dans l’arrière-cour, cuisaient les mets que la tradition recommandait d’apprêter et que le statut de la personne défunte exigeait de servir sans attendre aux accourus. Aux affamés adeptes de Molière et de la comédie des mœurs comme aux âmes touchées par l’implacable verdict du destin !
Vilaria partie, il a donc fallu, aussitôt la nouvelle répandue, verser force nourritures et boissons dans le ventre de quiconque poussait la porte de la maison endeuillée. Nul ne devait se préoccuper des motivations des personnes aux fronts bas ou de celles des femmes éplorées et en larmes. Étaient-elles réellement peinées ou simplement désireuses de satisfaire aux plaisirs de la bouche? On entend généralement tout, lors de tels veillées et rassemblements. Mère, habituée à nourrir les enfants affamés et qui venaient s’accroupir ou se recroqueviller à ses pieds, eût maudit le moralisateur. Il vaut mieux une foule, toujours grossissante lors des rites funéraires, qu’un groupuscule, prédit le sage.
Le voisin au ton optimiste, par-delà le drame que constituait pour nous le départ de maman, avait voulu mettre l’accent sur les râles et sur toutes les souffrances qu’elle avait évités. Pour lui, la mort n’était pas l’épouvante, mais son déroulement. Rapide, il fallait s’en réjouir. Lent, là se situait l’horreur ! Je voulus protester. Même à des kilomètres de distance. Une voix m’ordonna de me taire : « Comment ne pas souscrire à pareille analyse, puisque notre seule certitude en naissant est notre fin à venir. »
On a beau se le murmurer, le vivre est une autre histoire !

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