Le voyage dans l'est
« — Vu l’ancienneté des faits, il sera sans doute compliqué de les faire établir, et vraisemblablement, votre père ne sera pas condamné…
— Alors, il y a des faits plus récents, qui ont eu lieu à Nancy, à Nice, à Paris et à Tende, il y a deux ans. Ce serait peut-être plus facile…
— Certainement.
— Mais j’étais majeure.
— Ça reste des viols par ascendant, madame. Et qui ont eu un commencement d’exécution quand vous étiez mineure. Moi, je vais le faire convoquer dans un commissariat de Strasbourg. Il aura une grosse frayeur. Il sera difficile d’apporter les preuves. Il y aura sans doute un non-lieu… »
Un roman fort, miroir d'Un Amour impossible, qui aborde l'inceste en creusant le point de vue de l'enfant puis de l'adolescente et de la jeune femme victime de son père.
Extrait
J'ai rencontré mon père dans un hôtel à Strasbourg, que je ne saurais pas situer. L'immeuble faisait environ quatre étages. Devant, il y avait quelques places de parking. On entrait par une porte vitrée. La réception se trouvait sur la gauche. Il y avait un ascenseur au fond. Un escalier en bois avec un tapis qui parcourait les marches, et assourdissait les pas. La façade était plutôt moderne. La pierre, blanche. Il y avait des bas-reliefs de forme géométrique. Je crois. C'était pendant les vacances d'été. J'avais treize ans. Je venais de finir ma cinquième. Ma mère avait eu l'idée d'un voyage dans l'est de la France. On a quitté Châteauroux au début du mois d'août. On s'est arrêtées à Reims, à Nancy et à Toul. On est arrivées à Strasbourg un jour de semaine, en fin de matinée.
Ma chambre se trouvait au deuxième étage, et donnait sur la rue. Celle de ma mère à l'étage du dessus, dans la partie latérale. La mienne devait être à l'est ou au sud-est. Car il y avait une très forte lumière. Le papier peint était jaune. J'avais ma salle de bains, mes toilettes. Ma mère et moi partagions habituellement la même chambre. Mon père avait fait la réservation et téléphoné. Elle me l'avait passé. J'avais éclaté en sanglots en entendant la voix.
J'étais assise sur le lit, anxieuse. On a frappé à la porte. Ma mère est entrée.
— Bon. Il vient de m'appeler. Il sort de son bureau. Il sera là dans vingt minutes. Tu préfères l'attendre ici, ou en bas, dans le hall ?
— Ici.
Je me suis mise devant la fenêtre.
Mon cœur battait.
— Qu'est-ce qu'il a comme voiture ?
— La dernière fois, il avait une DS, ça fait un certain temps. Il a dû en changer depuis.
— De quelle couleur ?
— Alors ça... bleue, peut-être.
Je n'avais pas souvenir de lui. Je n'exprimais pas le
désir de le rencontrer. Je répondais qu'il était mort quand on me demandait où il était.
— Reste pas là-bas, Christine. Viens. Viens t'asseoir à côté de moi.
J'avais vu une seule photo de lui, elle datait d'avant ma naissance. Il portait une chemise blanche rentrée dans un pantalon ceinturé. Il était mince. Il avait les cheveux bruns, des lunettes.
La figure masculine de mon enfance était mon oncle. Je lui avais offert une année le cadeau fabriqué à l'école pour la fête des pères. Un étui à peigne en skaï qui se glissait dans la poche d'une veste. Parce qu'il aimait s'habiller et se parfumer, et que je n'ai pas osé l'envoyer à mon père. En le lui donnant, j'avais été gênée. Je ne l'ai jamais vu l'utiliser.
Mon grand-père venait à Châteauroux une fois par an. C'était un Juif d'Europe centrale né à Alexandrie qui parlait dix langues. Les relations entre ma mère et lui étaient très difficiles.
Il y avait peu d'hommes dans mon entourage. Les rapports étaient lointains, les conversations limitées à la politesse. Les commerçants. Les pères de mes copines. Tous mes professeurs étaient des femmes. Je fréquentais l'établissement privé de la ville. Les pères attendaient leur fille à la sortie le samedi. Je les apercevais de loin assis au volant de leur voiture, la plupart du temps une DS, ou j'en croisais un, dans le couloir d'un appartement, quand j'étais invitée à un anniversaire.
On a frappé à la porte. Mon père est entré. L'image que j'avais élaborée, à partir de la photo que je connaissais, ne correspondait pas à la réalité. Je n'avais vu ce genre d'hommes qu'à la télévision ou au cinéma. L'allure élégante et décontractée, pas de cravate, le pli du pantalon retombait sur le bout de la chaussure, les cheveux étaient très noirs, un peu longs sur la nuque, une mèche sur le côté. Je me suis jetée dans ses bras, en pleurant, la respiration hachée par les sanglots.
— Je suis contente de te connaître. Je pleure, mais c'est parce que je suis contente. Je suis contente...
— Moi aussi, Christine.
Il a refermé les bras sur moi. Ma mère a posé une main sur ma nuque, et m'a dit des paroles rassurantes.
La pièce était remplie de lumière.