L'éblouissement des petites filles
« Comme j’ai hâte, comme j’ai hâte d’arriver à cet âge où on n’est plus trop jeune. » Justine vit seule avec sa mère à Cressac, un village où il ne se passe jamais rien. Sauf cet été, puisqu’Océane a disparu. Justine la connaît de vue, elles sont dans le même lycée. Sa disparition qui se prolonge donne à ce début d’été qui ne promettait qu’ennui une couleur trouble. Son absence réveille chez Justine une soif impérieuse de partir loin d’ici, seule ou avec un garçon – « comment font-elles, toutes les autres, pour trouver quelqu’un ? ».
Ce premier roman est un voyage dans l’intériorité fiévreuse d’une adolescente qui refuse d’être une fille sans histoires dans une campagne sans histoires. La précision et la sensualité de l’écriture de Timothée Stanculescu restituent au plus près la vérité d’un âge qui ne transige avec rien et nous rappellent avec quelle intensité, adolescents, nous rêvions et désirions.
Extrait
Je me sens écrasée. Il est onze heures, midi peut-être, j'ai l'impression de pédaler dans un bain brûlant. Ce matin déjà je me suis réveillée en sueur, j'ai dormi avec les fenêtres fermées. Et j'ai fait un cauchemar. Je crois.
En sortant de la salle de bains, ma mère est allée directement sous la tonnelle pour continuer à bricoler sa table en mosaïque. Elle a dit qu'elle avait besoin de s'occuper les mains pour se détendre, pour se calmer, pour penser à autre chose. Sinon elle ne ferait que fumer, fumer, clope sur clope. Du moment qu'elle ne me parle pas, qu'elle me laisse tranquille, moi ça me va. Je veux rester seule, alors je pars à vélo.
Je pédale depuis une dizaine de minutes et je n'ai croisé qu'une voiture. À cette heure-ci et avec cette chaleur, il n'y a personne. Dans mon village, il n'y a pas de marché le week-end, il faut aller en ville. Mais je me demande si les gens vont le faire cette semaine, est-ce qu'ils ont envie d'acheter des fruits de mer ou un poulet ? Certaines familles, non. Sûr que non.
J'ai décidé de traverser tout le village sans m'arrêter, de dépasser le garage abandonné à la sortie et de tourner à gauche. Le long de l'ancienne voie ferrée. Je passe sous les arbres, un tunnel d'arbres épais et sombres, verts. À travers filtre une lumière blanche, dorée, une lumière de sieste. Je ralentis, l'ombre me fait du bien. J'écoute le silence, le bruit des petits cailloux et de la poussière sous les roues de mon vélo. Je sens l'humidité au creux de mes genoux. Les éclats de soleil dans mes yeux à travers les branches. Et ce silence, ce silence de mort. Il fait tellement chaud que même les oiseaux se taisent.
Je me retrouve au milieu des champs, en plein vide. En pleine exposition. Quand on sort du tunnel d'arbres, que j'appelle le passage des fées, ça fait toujours bizarre. En hiver, à pied, il est extraordinaire, avec des branches noires et crochues, et des corbeaux aussi. Il y a des champs partout autour de ce village. Des corbeaux partout dans ce village. Mais pas ce matin. Ce matin, il n'y a rien ni personne.
Je descends le chemin qui file droit entre les champs. C'est déjà la sortie du village ou presque. Il y a des voitures qui passent sur la route parallèle, une départementale je crois. Ce n'est pas là que je vais. Moi je tourne à droite, sans regarder autour de moi, sans tendre le bras. Il n'y a personne. Personne. Je n'ai même pas besoin d'être prudente.
À Cressac, il y a rarement du bruit. Sauf les jours de fête, et encore. La sardinade annuelle du 14 Juillet. Il paraît qu'il y a dix ans, des petits jeunes, un gang soi-disant, faisaient les malins avec leurs scooters. Ils avaient fait peur à quelques voitures et volé un panneau STOP. Tu parles d'un gang. Je suis sûre que la plupart d'entre eux aujourd'hui sont mariés avec des enfants, peut-être même toujours ici, les pauvres. Mais ce week-end, encore plus que les autres, il n'y a personne qui se balade dans le village.
Pourtant, j'ai peur. D'un côté, un champ jaune, de l'autre, un champ vert. J'entends des grillons. Je m'engage sur la route étroite qui oblige les voitures, quand elles se croisent, à manger sur la bordure d'herbe, cette route toute droite qui découvre tout, et mon cœur bat plus fort, et ce n'est pas à cause du vélo. J'ai peur. Ça fait comme de l'acidité dans la poitrine et des fourmis dans les doigts. Et ce que je vois, c'est qu'il n'y a aucune maison. Ni sous le tunnel d'arbres, ni le long du chemin parallèle à la route départementale, ni le long de la route sur laquelle je roule. Il n'y a que des champs de fleurs jaunes, je ne sais pas ce que c'est mais ça ne sent pas très bon, et des champs de maïs encore petits et verts. Heureusement, je me dis. Si les maïs étaient hauts, j'aurais encore plus peur, encore plus d'acide dans la poitrine, encore plus de picotements au bout des doigts, j'imaginerais qu'une menace s'y cache. Ce n'est pas pour rien qu'on peut tailler des labyrinthes dans les champs de maïs. Et qu'il s'y passe toujours des courses-poursuites, dans les films d'horreur. Je pense à ça très vite, ça traverse ma tête à toute vitesse, j'ai à peine donné trois coups de pédale. Mais je me dis que je m'en souviendrai plus tard dans l'été. D'éviter cette route quand le maïs sera haut.
Et puis je vois ce qui me terrifie. Je n'ai pas osé me le formuler, ni la visualiser pour ne pas l'attirer à moi, mais elle est quand même là, cette camionnette blanche. Je ne sais pas trop ce que je dois faire, parce que je ne peux pas lui échapper. Elle a déboulé d'en bas, de tout en bas, au bout de la route, à deux cents mètres de moi, et elle roule dans ma direction. Je ne crois pas avoir vu d'inscription, un logo, une couleur, un truc quelconque qui indique que c'est juste une entreprise de réparations. Une camionnette blanche. C'est tellement acide dans mon cœur que c'est descendu me nouer l'estomac. Je pédale plus vite. Cette route à découvert, c'est l'endroit exact où personne ne vous entendrait appeler à l'aide, où personne ne vous verrait si quelqu'un vous faisait du mal. C'est l'angle mort de Cressac où il peut arriver n'importe quoi. Je ne vais pas faire demi-tour, le but c'est de faire une boucle. Et j'ai décidé que j'irai au cimetière, c'est ma cachette.
Elle avance vers moi, j'ai peur qu'elle ralentisse. Moi, j'accélère encore un peu, mais je sais que je ne suis pas grand-chose sur mon vélo face à un moteur de camionnette. Je vois plusieurs silhouettes d'hommes. Je sais qu'ils peuvent s'arrêter en me bloquant la route, ouvrir la porte arrière et me jeter à l'intérieur en prenant aussi le vélo. Je pourrais hurler, personne ne m'entendrait. Et même si on m'entendait, j'aurais déjà disparu et les gens se diraient que ce sont les gamins du voisin qui jouent dans le jardin.
J'essaie de garder la tête haute, ils ne peuvent pas voir mes yeux avec mes lunettes de soleil. Ils passent à côté de moi. La camionnette ne ralentit pas, elle me dépasse. Les deux mecs à l'avant, je crois que je ne les ai jamais vus. Mais ce ne sont pas des gitans, déjà ça me rassure. Et ils m'ont regardée en passant, comme les gens le font toujours quand on se croise dans ce village. Ils font toujours la même tête les gens d'ici, quel que soit leur âge. Quand j'en rencontre, ils me regardent avec un air de « qui c'est que c'est ? ». Tout le monde sait tout sur tout le monde à Cressac, même quand personne ne sort de chez soi. Il n'y en a qu'une sur qui on ne sait rien. Une fille du village qui a disparu comme ça, il y a trois jours, et on ne l'a appris qu'hier soir. Océane Thulliez, seize ans. Volatilisée à la sortie du lycée, le dernier jour d'école.