Histoires et avenirs de l'éducation

Auteur : Jacques Attali
Editeur : Flammarion

Que serait devenue l’humanité sans tous ceux qui, depuis des milliers d’années, ont accumulé, protégé et partagé des connaissances ? Que serions-nous si la Bible, les œuvres de Platon et d’Aristote, les mathématiques d’Al Jibra, la poésie de Villon, la musique de Mozart, avaient disparu ? Qu’en sera-t-il à l’avenir ?
Depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, de la Mésopotamie à la Chine, de Jérusalem à Venise, de Paris à Londres, de New York à Shanghai, les façons de transmettre les savoirs ont joué un rôle déterminant dans l’évolution des cultures, des rapports de pouvoir, des idéologies et des religions ; les puissants cherchant le plus souvent à priver les peuples, et d’abord les filles, des savoirs menaçant leurs privilèges.
Aujourd’hui, la situation s’aggrave : très peu de personnes ont réellement accès à une formation de qualité. Demain, si on n’y prend garde, l’humanité sombrera dans une nouvelle barbarie faite d’ignorance et de technologies mal maîtrisées.
Pourtant, nous avons les moyens de former tous les humains et de mettre l’éducation au service d’un monde bienveillant en harmonie avec la nature.

Plus qu’une histoire mondiale de l’éducation et de son avenir, ce livre propose des choix radicaux pour lutter contre la barbarie, des choix sans lesquels l’humanité ne pourra survivre.

23,00 €
Parution : Novembre 2022
400 pages
ISBN : 978-2-0804-1534-9
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Extrait

Que serions-nous devenus sans tous ceux qui, à un titre ou à un autre, nous ont transmis des valeurs et des savoirs ? Et sans tous ceux qui ont entretenu notre curiosité et notre volonté d’apprendre ? Que sont devenus tous ceux qui n’ont pas eu la chance de vivre dans une société donnant une grande place aux enfants ni d’avoir des parents en situation de leur transmettre, avec amour, des valeurs et des savoirs ? Quel fut le destin de ceux qui n’ont pas rencontré de maîtres enthousiasmants ni bénéficié de conditions équitables et sereines pour étudier ?
Pour ma part, je dois tout à quelques personnes : mes parents, d’abord, qui me transmirent leurs valeurs et qui, bien qu’autodidactes, idolâtraient tant le savoir et l’école qu’ils se sacrifièrent pour donner à ma sœur, à mon frère et à moi tous les moyens d’y réussir. Puis des enseignants magnifiques : un instituteur en CM2 qui éclaira mon univers d’enfant d’un regard généreux et indulgent ; un professeur de français-latin, en sixième et en cinquième, qui me fit découvrir la grande littérature française et ses sources latines ; un autre, en troisième et en seconde, qui m’entraîna vers le théâtre grec ; un autre encore, en première et en terminale qui, en dehors de ses heures de cours, nous lisait Proust avec jubilation ; et aussi un lumineux professeur de mathématiques en classe préparatoire ; un autre, à l’École polytechnique, savant de génie qui nous entraîna, avec une redoutable clarté, aux frontières du savoir le plus abstrait ; un autre encore, immense érudit en histoire de France, à l’Institut d’études politiques de Paris. Et aussi quelques humbles répétiteurs qui surent me transmettre des méthodes de travail, sans lesquelles aucun enseignement ne peut s’inscrire dans la durée. Tout comme un professeur de judo, qui m’a donné la confiance en moi qui me manquait tant. Ou enfin, par antiphrase, ce professeur de physique qui, en classe de seconde, déclara devant toute ma classe que j’étais inapte à tout succès scolaire ; à lui aussi, je dois beaucoup. Et tant d’autres. Qu’aucun de ces enseignants ne soit oublié ; et que leurs noms (Baldenweig, Chiaporre, Fermigier, Journo, Ecalle, Schwartz, Girardet, Smilovici, Stora, Lefevre) soient glorifiés.
Et pourtant, aucun d’entre eux ne connaissait les pédagogies d’aujourd’hui ; et tous n’avaient à leur disposition que des manuels et des cahiers d’exercices. Une seule chose les réunissait : la passion de transmettre.
Et, plus tard, que serais-je sans les rencontres de quelques grands esprits qui ont illuminé mon parcours lors de conversations privées : Joseph Kenneth Arrow, René Thom, René Girard, Fernand Braudel, Henri Atlan, André Leroi-Gourhan, Michel Serres, Henri Laborit, Joël de Rosnay, René-Samuel Sirat, Matthieu Ricard, Yves Stourdzé, Edgar Morin, François Mitterrand et tant d’autres ?
Enfin, que serais-je sans certains de mes élèves, qui m’ont aidé, par leur exigence, à clarifier ma pensée ? C’est d’ailleurs en enseignant, et en écrivant, que je crois avoir eu mes meilleures intuitions. C’est en transmettant qu’on découvre quoi transmettre.
Qu’en est-il pour d’autres ? En particulier les filles ? Que serait devenue l’humanité sans tous ceux qui, depuis des milliers d’années, ont transmis des connaissances et des œuvres d’art ? Que serions-nous si avaient disparu la Bible, les Upanishad, les œuvres de Platon et d’Aristote, les mathématiques d’AlKhwârizmî, la poésie de Villon et de Rûmî, la musique de Bach, de Mozart, les chants indiens, comme ont disparu l’essentiel des cultures que nous nommons sommairement « préhistoriques » ou « archaïques » ; telles, par exemple, la culture mazdéenne et les sublimes Gathas, dont on ne sait presque rien, malgré leur rôle fondateur dans la construction des civilisations eurasiatiques ? Enfin, que serions-nous si des paysans et des artisans n’avaient pas réussi à transmettre, de génération en génération, les techniques de la jachère, de la fabrication du bronze, du fer, du verre et tant d’autres ?
Et demain ? Et après-demain ? Et dans deux siècles ? Pourra-t-on rêver d’une société libre, de gens bien portants et bienveillants, d’un climat et d’une nature préservés, si tous les humains ne sont pas formés pour construire et protéger cet avenir ? Les femmes auront-elles un jour, après tant de millénaires d’oppression, autant de moyens de se former qu’en ont aujourd’hui les garçons des classes supérieures de leurs propres sociétés ?
Que voudra-t-on transmettre ? Y aura-t-il un corpus universel enseigné à tous les enfants du monde ? Fera-t-on table rase des cultures anciennes sous prétexte qu’elles sont les produits de civilisations ayant d’autres valeurs ? Aura-t-on encore besoin d’apprendre à lire, à écrire, à compter ? Saura-t-on donner des chances égales à chacun ? La formation des humains se réduira-t-elle encore plus qu’aujourd’hui, pour l’essentiel, à rendre opérationnelle une force de travail, à discipliner des citoyens, à imposer une idéologie ou une foi ? Aura-t-on au moins essayé, sinon réussi, à transmettre un refus de l’envie, de la haine, de la violence et de la pulsion de mort ? Y aura-t-il une place pour la transmission, à tous et à chacun, de l’importance de la liberté, de la curiosité, du doute, du courage, de l’art, du partage, de la vérité, de la loyauté, de l’empathie ? Réussira-t-on, voudra-t-on, aider chacun à trouver en quoi il est unique ? Saura-t-on faire de l’éducation un moyen de sauver la nature et la vie ?

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