Les amnésiques

Auteur : Géraldine Schwarz
Editeur : Flammarion
Sélection Rue des Livres

« À présent que les témoins sont morts, victimes comme bourreaux, il reste le souvenir de leurs mots et de leurs visages, les monuments et les livres. J'ai voulu tisser les fils de la grande histoire avec ceux de la petite, jusqu'à ce que jaillisse un tableau d'antan, avec ses parts d'ombre et de lumière, ses vies écrasées par la mégalomanie des hommes ; celles de Lydia et Karl Schwarz qui eurent la malchance de naître à l'orée d un siècle maudit. » Découvrant les arrangements de son grand-père allemand avec le régime nazi, Géraldine Schwarz met au jour la responsabilité des Mitläufer dans une dictature : ceux, si nombreux, qui « marchent avec le courant ». Suivant sa famille sur trois générations, elle retrace le travail de mémoire mené en Allemagne, qui fait la force de sa démocratie. En le comparant aux lacunes mémorielles en France et ailleurs en Europe, elle soulève une question cruciale : faire des citoyens des victimes de l'Histoire au lieu de les responsabiliser n'a-t-il pas ouvert la voie au populisme et fragilisé nos démocraties?

9,00 €
Parution : Mars 2019
480 pages
ISBN : 978-2-0814-4536-9
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Extrait

Être ou ne pas être nazi
Je n’étais pas spécialement prédestinée à m’intéresser aux nazis. Les parents de mon père n’avaient été ni du côté des victimes, ni du côté des bourreaux. Ils ne s’étaient pas distingués par des actes de bravoure, mais n’avaient pas non plus péché par excès de zèle. Ils étaient simplement des Mitläufer, des personnes « qui marchent avec le courant ». Simplement au sens où leur attitude avait été celle de la majorité du peuple allemand, une accumulation de petits aveuglements et de petites lâchetés qui, mis bout à bout, avaient créé les conditions nécessaires au déroulement de l’un des pires crimes d’État organisé que l’humanité ait connu. Après la défaite et pendant de longues années, le recul manqua à mes grands-parents comme à la plupart des Allemands pour réaliser que sans la participation des Mitläufer, même infime à l’échelle individuelle, Hitler n’aurait pas été en mesure de commettre des crimes d’une telle ampleur.
Le Führer lui-même le pressentait et prenait régulièrement la température de son peuple pour voir jusqu’où il pouvait aller, ce qui passait et ne passait pas, tout en l’inondant de propagande nazie et antisémite. La première déportation massive de juifs organisée en Allemagne qui allait servir à sonder le seuil d’acceptabilité de la population eut justement lieu dans la région où vivaient mes grands-parents, dans le sud-ouest du pays : en octobre 1940, plus de 6 500 juifs furent déportés de Bade, du Palatinat et de la Sarre vers le camp de Gurs en France. Pour accoutumer les citoyens à un tel spectacle, les forces de l’ordre avaient veillé à sauver a minima les apparences, évitant la violence et affrétant des wagons de passagers – et non des trains de marchandises comme plus tard. Mais les responsables nazis voulaient en avoir le cœur net et savoir ce que le peuple avait dans le ventre. Ils n’hésitèrent pas à opérer en plein jour, poussant des cortèges de centaines de juifs à travers le centre-ville jusqu’à la gare, avec leurs lourdes valises, leurs mômes en pleurs et leurs vieillards épuisés, cela sous les yeux de citoyens apathiques, incapables de faire preuve d’humanité. Le lendemain, les Gauleiter (chefs de district) firent fièrement savoir à Berlin que leur région était la première d’Allemagne à être judenrein (épurée de ses juifs). Le Führer dut se réjouir d’être si bien compris de son peuple : il était mûr pour « marcher avec ».
Un épisode, le seul malheureusement, avait démontré que la population n’était pas aussi impuissante qu’elle voulut le faire croire après la guerre. En 1941, la contestation de citoyens et d’évêques catholiques et protestants allemands avait réussi à interrompre le programme d’extermination des personnes handicapées mentales et physiques ou jugées comme telles, ordonné par Adolf Hitler dans le but de purger la race aryenne de ces « vies sans valeur ». Alors que cette opération secrète baptisée Aktion T4 battait son plein, ayant déjà fait 70 000 morts gazés dans des centres spéciaux en Allemagne et en Autriche, Hitler céda face à l’indignation populaire et mit fin à son projet. Le Führer avait compris le risque qu’il courait vis-à-vis de la population à se montrer trop ouvertement cruel. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que le IIIe Reich déploya une énergie insensée à organiser la logistique extrêmement complexe et coûteuse du transport des juifs d’Europe et d’Union soviétique pour les exterminer loin de la vue de leurs compatriotes, dans des camps isolés en Pologne.
Mais au lendemain de la guerre, personne ou presque en Allemagne ne se posait la question de savoir ce qu’il serait advenu si la majorité n’avait pas marché avec le courant, mais contre une politique qui avait révélé assez tôt son intention de piétiner la dignité humaine comme on écrase un cafard. Avoir marché avec le courant comme Opa, mon grand-père, était tellement répandu que la banalité était devenue une circonstance atténuante de ce mal, y compris aux yeux des forces alliées qui s’étaient mis en tête de dénazifier l’Allemagne.
Après leur victoire, Américains, Français, Britanniques et Soviétiques avaient divisé le pays et Berlin en quatre zones d’occupation où chacun s’était engagé à éradiquer les éléments nazis de la société, avec la collaboration de chambres arbitrales allemandes. Ils avaient fixé quatre degrés d’implication dans les crimes nazis, dont les trois premiers justifiaient théoriquement l’ouverture d’une enquête judiciaire : les « incriminés majeurs », les « incriminés », les « incriminés mineurs » (Hauptschuldige, Belastete, Minderbelastete), et les Mitläufer. Selon la définition officielle, ce dernier désignait « celui qui n’a pas participé plus que nominalement au national-socialisme » en particulier «les membres du Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) [...] qui se contentaient de payer les cotisations et de participer aux réunions obligatoires [...] ». En réalité, en Allemagne qui comptait 69 millions d’habitants dans ses frontières de 1937, les Mitläufer étaient bien plus nombreux que le cercle des huit millions de membres du NSDAP et des millions d’autres qui avaient rejoint des organisations affiliées. Beaucoup d’Allemands qui avaient acclamé le nationalsocialisme n’avaient pas pour autant adhéré au parti. Ma grand-mère par exemple, qui n’avait pas sa carte, était plus attachée à Adolf Hitler que mon grand-père qui, lui, l’avait. Mais les Alliés n’avaient pas le temps de se pencher sur une telle complexité. Ils avaient déjà bien assez à faire avec les incriminés, mineurs et majeurs, soit la multitude de hauts fonctionnaires qui avaient donné des ordres criminels dans ce labyrinthe bureaucratique qu’était le IIIe Reich, et tous ceux qui les avaient exécutés, parfois avec un zèle infâme.
De simples membres du parti nazi comme mon grand-père, classé « Mitläufer » par les Alliés, s’en sortirent quasiment indemnes. Sa seule punition fut de se voir privé du contrôle de sa petite entreprise de produits pétroliers Mineralölgesellschaft Schwarz & Co. confiée durant quelques années à un gestionnaire mandaté par les autorités alliées. Il aurait probablement aussi eu quelques difficultés à occuper un poste de fonctionnaire s’il l’avait souhaité. Sa fille, ma tante Magda, croit se souvenir qu’il avait été condamné à « casser des pierres », mais, étrangement, mon père n’en a aucun souvenir et ne doute pas que, dans le cas peu probable d’une telle condamnation, mon grand-père ne se soit arrangé pour s’épargner une telle corvée, «rusé comme il était». Lui a plutôt en mémoire que son père n’a jamais fait de meilleures affaires que pendant cette période de privation de travail, en se révélant être un commerçant bien plus débrouillard sur le marché noir que sur le marché légal. Il se souvient qu’il y avait toujours sur la table des Schwarz du vin, de la viande, des œufs et des pommes, des produits dont beaucoup avaient oublié jusqu’au goût dans l’Allemagne ruinée de l’après-guerre. Cette divergence de souvenirs entre les deux enfants de Karl Schwarz tient peut-être au fait que l’une était aussi attachée à son père que l’autre en était éloigné.

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