Les femmes ou les silences de l'histoire

Auteur : Michelle Perrot
Editeur : Flammarion

Les femmes font aujourd’hui du bruit ? C’est en regard du silence dans lequel les a tenues la société pendant des siècles. Silence des exploits guerriers ou techniques, silence des livres et des images, silence surtout du récit historique qu’interroge justement l’historienne. Car derrière les murs des couvents ou des maisons bourgeoises, dans l’intimité de leurs journaux ou dans leurs confidences distraites, dans les murmures de l’atelier ou du marché, dans les interstices d’un espace public peu à peu investi, les femmes ont agi, vécu, souffert et travaillé à changer leurs destinées.

Qui mieux que Michelle Perrot pouvait nous le montrer ? Historienne des grèves ouvrières, du monde du travail et des prisons, Michelle Perrot s’est attachée très tôt à l’histoire des femmes. Elle les a suivies au long du XIXe et du XXe siècles, traquant les silences de l’histoire et les moments où ils se dissipaient. Ce sont quelques-unes de ces étapes que nous restitue ce livre.

13,00 €
Parution : Janvier 2020
704 pages
Collection: Champs
ISBN : 978-2-0814-5199-5
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Extrait

Introduction

Silencieuses, les femmes ? « Mais on n’entend qu’elles », diront certains de nos contemporains, qui éprouvent jusqu’à l’angoisse l’impression de leur irrésistible ascension et de leur parole envahissante. « Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes 1... », mais plus seulement dans les salons de thé, débordant désormais du privé au public, de l’enseignement au prétoire, des couvents aux médias et même, ô Cicéron, Saint-Just et Jaurès, au Parlement.
Certes, l’irruption d’une présence et d’une parole féminines en des lieux qui leur étaient jusque-là interdits, ou peu familiers, est une innovation du dernier demi-siècle qui change l’horizon sonore. Il subsiste pourtant bien des zones muettes et, en ce qui concerne le passé, un océan de silence, lié au partage inégal des traces, de la mémoire et, plus encore, de l’Histoire, ce récit qui, si longtemps, a « oublié » les femmes, comme si, vouées à l’obscurité de la reproduction, inénarrable, elles étaient hors du temps, du moins hors événement.
Au commencement était le Verbe, mais le Verbe était Dieu, et Homme. Le silence est l’ordinaire des femmes. Il convient à leur position seconde et subordonnée. Il sied à leur visage lisse, souriant à peine, non déformé par l’impertinence du rire bruyant et viril. Bouche fermée, lèvres closes, paupières baissées, les femmes ne peuvent que pleurer, laisser les larmes couler comme l’eau d’une inépuisable douleur dont, selon Michelet, elles « ont le sacerdoce ».
Le silence est un commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes politiques et les manuels de savoir-vivre. Silence des femmes à l’église ou au temple, plus encore à la synagogue, ou à la mosquée où elles ne peuvent pas même pénétrer à l’heure de la prière. Silence dans les assemblées politiques peuplées d’hommes qui font assaut d’une mâle éloquence. Silence dans l’espace public où leur intervention collective est assimilée à l’hystérie du cri et une attitude trop bruyante à la « mauvaise vie ». Silence, même, dans le privé qu’il s’agisse du salon du XIXe siècle où s’est tue la conversation plus égalitaire de l’élite des Lumières, refoulée par les obligations mondaines qui ordonnent aux femmes d’éviter les sujets brûlants – la politique au premier chef – susceptibles de troubler la convivialité, et de se limiter aux convenances de la politesse. « Sois belle et tais-toi », conseille-t-on aux jeunes filles à marier, pour leur éviter de dire des sottises ou de commettre des impairs.
Certes, les femmes n’ont guère respecté ces injonctions. Leurs chuchotements et leurs murmures courent dans la maison, s’insinuent dans les villages, faiseurs des bonnes et mauvaises réputations, circulent dans la ville, mêlés aux bruits du marché ou de la boutique, enflés parfois dans ces troubles et insidieuses rumeurs qui flottent aux marges de l’opinion. On redoute leurs caquets et leurs bavardages, forme pourtant dévaluée de la parole. Les dominés peuvent toujours se dérober, tourner les interdits, remplir les vides du pouvoir, les blancs de l’Histoire. Les femmes, on l’imagine, on le sait, n’y ont pas manqué. Souvent, aussi, elles ont fait de leur silence une arme.
Pourtant, leur posture normale est l’écoute, l’attente, le repli des mots au fond d’elles-mêmes. Accepter, se conformer, obéir, se soumettre et se taire. Car ce silence, imposé par l’ordre symbolique, n’est pas seulement celui de la parole, mais aussi celui de l’expression, gestuelle ou scripturaire. Le corps des femmes, leur tête, leur visage parfois doivent être couverts, et même voilés. « Les femmes sont faites pour cacher leur vie » dans l’ombre du gynécée, du couvent ou de la maison. Et l’accès au livre et à l’écriture, mode de communication distanciée et serpentine, susceptible de déjouer les clôtures et de pénétrer dans l’intimité la mieux gardée, de troubler un imaginaire toujours prêt aux tentations du rêve, leur fut longtemps refusé, ou parcimonieusement accordé, comme une porte entr’ouverte vers l’infini du désir.
Car le silence était à la fois discipline du monde, des familles et des corps, règle politique, sociale, familiale – les murs de la maison étouffent les cris des femmes et des enfants battus – personnelle. Une femme convenable ne se plaint pas, ne se confie pas, excepté chez les catholiques à son confesseur, ne se livre pas. La pudeur est sa vertu, le silence, son honneur, au point de devenir une seconde nature, l’impossibilité de parler d’elle finissant par abolir son être même, ou du moins ce qu’on en peut savoir. Telles ces vieilles femmes murées dans un mutisme d’outre-tombe, dont on ne discerne plus s’il est volonté de se taire, incapacité à communiquer ou absence d’une pensée dissoute à force de ne pouvoir s’exprimer.
Ce silence profond, les femmes n’y sont pas seules. Il enveloppe le continent perdu des vies englouties dans l’oubli où s’abolit la masse de l’humanité. Mais il pèse plus lourdement encore sur elles, en raison de l’inégalité des sexes, cette « valence différentielle » (Françoise Héritier) qui structure le passé des sociétés. Il est la donnée première où s’enracine la seconde : la déficience des traces relatives aux femmes et qui rend si difficile, quoique très différemment selon les époques, leur appréhension dans le temps. Parce qu’elles apparaissent moins dans l’espace public, objet majeur de l’observation et du récit, on parle peu d’elles, et ce d’autant moins que le récitant est un homme qui s’accommode d’une coutumière absence, use d’un masculin universel, de stéréotypes globalisants ou de l’unicité supposée d’un genre : LA FEMME. Le manque d’informations concrètes et circonstanciées contraste avec l’abondance des discours et la prolifération des images. Les femmes sont imaginées beaucoup plus que décrites ou racontées, et faire leur histoire, c’est d’abord, inévitablement, se heurter à ce bloc de représentations qui les recouvrent et qu’il faut nécessairement analyser, sans savoir comment elles-mêmes les voyaient et les vivaient, comme l’ont fait surtout, en l’occurrence, les historiens de l’Antiquité tel François Lissarague, déployant la bande dessinée des vases grecs, ou du Moyen Âge. On verra les perplexités d’un Georges Duby, scrutant les images médiévales, ou d’un Paul Veyne, disséquant les fresques de la Villa des Mystères. L’un et l’autre concluent au caractère mâle des œuvres et du regard et s’interrogent sur le degré d’adhésion des femmes à cette figuration d’elles-mêmes.
Autre exemple d’opacité, plus contemporaine : celle des statistiques. Elles sont le plus souvent asexuées. Le recensement des feux, sous l’Ancien Régime, ou celui des ménages, au XIXe siècle, reposent sur le chef de famille. Les statistiques agricoles dénombrent les « chefs d’exploitation », sans préciser le sexe, supposé obligatoirement masculin, comme celui des « journaliers », où il y avait tant de servantes. Les femmes d’agriculteurs ou d’artisans, dont le rôle économique était considérable, ne sont pas recensées, leur travail, assimilé à des tâches domestiques et auxiliaires, étant ainsi rendu invisible. En somme, les femmes ne « comptent » pas. Et il y a là plus que de l’inadvertance. Aujourd’hui encore, dans les ministères, il faut insister pour que les statistiques soient sexuées.
Enfin, certaines sources sont, par définition, inexistantes pour les femmes : les rôles de la conscription et des conseils de révision, si précieux pour la connaissance du signalement physique des jeunes au XIXe siècle, ou encore les listes électorales, puisque les femmes ne votent que tardivement (en France en 1944). C’est pourquoi Alain Corbin, désireux de faire l’histoire d’un inconnu, a d’emblée écarté les femmes en raison de cette carence des traces. Déjà bien minces pour Louis-François Pinagot, le sabotier de la forêt de Bellême dont il est parvenu à reconstituer le « monde », elles auraient fait complètement défaut pour sa femme, Anne Pôté, dont on ignore tout. Les femmes existent pourtant dans ces villages du Perche dont il a retrouvé jusqu’à la mémoire sonore ; mais en groupes – fileuses, braconneuses, émeutières des troubles frumentaires ou religieux – et non en tant que personnes, comme si elles n’en étaient pas, ce qui pose le problème de leur reconnaissance individuelle. Il faut toute l’indiscipline, notamment sexuelle, de la cousine Angélique pour attirer l’attention des garants de l’ordre 2. Ainsi la manière dont les sources sont constituées intègre l’inégalité sexuelle et la marginalisation ou dévalorisation des activités féminines.
Ce défaut d’enregistrement primaire est aggravé par un déficit de conservation des traces. Peu de choses dans les archives publiques, vouées aux actes de l’administration et du pouvoir, où les femmes n’apparaissent que lorsqu’elles troublent l’ordre, ce que justement elles font moins que les hommes, non en vertu d’une introuvable nature, mais en raison de leur plus faible présence, de leur hésitation aussi à porter plainte quand elles sont victimes. Si bien que les archives de police et de justice, infiniment précieuses pour la connaissance du peuple, hommes et femmes 3, demandent à être analysées jusque dans la forme sexuée de leur approvisionnement.
Les archives privées conservées dans les grands dépôts publics sont presque exclusivement celles des « grands hommes », politiques, entrepreneurs, écrivains, créateurs. Les archives familiales, jusqu’à une date récente, n’avaient pas attiré une attention particulière. Au cours des déménagements, des destructions massives ont été opérées par des héritiers longtemps indifférents, voire par les femmes elles-mêmes, peu soucieuses de laisser des traces de leurs éventuels secrets. Par pudeur, mais aussi par autodévalorisation, elles intériorisaient en quelque sorte le silence qui les enveloppe. Ce que Marguerite Duras a évoqué dans La Maladie de la mort, et Nathalie Sarraute, si attentive aux murmures des femmes, dans toute son œuvre.
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