Le Voyage de Pénélope

Auteur : Marie Robert
Editeur : Flammarion
Sélection Rue des Livres

« Pénélope, tu n’es pas ici par hasard. Tu veux vivre quelque chose, ton cœur brûle, ta tête t’assaille de réflexions, mais tu refuses d’aller plus loin,tu refuses de plonger. Tu restes spectatrice et tu rumines. C’est ça ton grand voyage ? Tu sais, chaque individu a un rôle à jouer. Chaque personne peut utiliser la force de son esprit pour devenir acteur de son existence et du monde qui l’entoure. Ensemble, à force de réflexions et d’actions, nous ferons de ces ruines un palais. »

Ceci est une odyssée. Un périple au cœur de nos doutes, de nos errances, de nos tempêtes. Pénélope ne sait plus quel chemin de vie emprunter. Les questions existentielles la bousculent. Qui suis-je ? Où vais-je ? Quel sens donner à mes choix ? En quittant son amour, son travail et sa ville natale pour rejoindre la Grèce, elle part en voyage à travers elle-même, mais aussi à travers l’histoire de la philosophie.

Prologue 7 h 47. Un œil puis l’autre. Ma main saisit le téléphone. Aucun texto, juste un mail m’informant d’une offre à ne surtout pas manquer. Un léger vertige en me retournant sur le côté droit du lit. L’envie familière de retaper l’oreiller, d’attraper un peu de fraîcheur pour mieux me rendormir. Sombrer de nouveau. Le corps immobile. Rien à faire, rien à penser. Oublier la semaine. Savourer le goût du dimanche. Celui de l’enfance. Le doux refrain de l’abandon. Mais à mes pieds, quelque chose me démange. Une étrange sensation qui vient troubler mon confort. Je me lève, je suis obligée de secouer ma couette, d’aller chasser l’intrus. Rien de visible à première vue. Je me rapproche, exaspérée. C’est alors que mes yeux se posent sur un grain de sable. Pire encore, une poignée de sable. Que fait ce bout de plage au bout de mon lit, moi qui ne me suis pas baignée depuis des mois ? Impossible, absurde. Ça n’a rien à faire là. Je me recouche, je feins l’indifférence. J’aimerais tant m’en foutre. J’aimerais tant être de ceux qui s’en balancent. Glisser sur l’existence avec panache. Ne pas être atteinte. Rester légère. Du sable, c’est trois fois rien. Pas de quoi se sentir ensevelie, pas de quoi s’agiter, ni avoir le cœur serré. Alors pourquoi je n’y arrive pas ? Pourquoi un détail si insignifiant semble fissurer mon monde ? Pourquoi ces larmes en me servant un bol de müesli ? Je m’appelle Pénélope, j’ai trente ans, et j’aimerais comprendre ce qui m’arrive.

19,00 €
Parution : Novembre 2020
272 pages
ISBN : 978-2-0814-5786-7
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Extrait

Ceci n’est pas qu’un dimanche matin
Paris, mois de décembre
Il faut dire que, depuis quelque temps, ce n’est pas tout à fait ça. J’oublie souvent comment les choses commencent, mais je ne m’habitue jamais au fait qu’elles finissent. Pourtant, depuis six mois, je dois reconnaître que la fin rôde avec insolence autour de moi. Fin. Trois lettres élégantes et sobres, pour dire le gouffre, la tempête, la déchirure. Avant, j’imaginais la rupture grandiose, sublime comme dans un roman russe. Un déluge de pleurs sur un quai de gare, des adieux qui disent « je t’aime », des corps enlacés, conscients que leur amour est impossible, et devient, par la même occasion, éternel. Je percevais la séparation à travers un joli filtre. Un fragment de vie, lisse, beau, acceptable, dont je me souviendrais avec le sentiment réconfortant d’avoir traversé quelque chose d’intense. Tout cela était d’autant plus vrai que, jusqu’à présent, ça ne me concernait pas. Une fois que ce fut mon tour, j’ai compris que la fin d’un couple n’avait rien à voir avec Anna Karénine. On ose rarement admettre combien rompre, c’est surtout vivre un moment minable. L’absence totale d’élégance. Un truc misérable, mesquin, qui nous ôte toute dignité. On se parle de moins en moins, on s’embrouille pour une boîte d’œufs qui n’a pas été jetée, on se soupçonne, on se méprise, on compte les points, on renonce à toute forme de beauté. Et puis, un jour, c’est fini pour de bon. On se quitte sur un « au revoir ». Un « au revoir », timide et maladroit. Dans une pizzeria. Devant une boulangerie. Ou sur un canapé, qu’on avait mis des heures à choisir ensemble. Rien de superbe, juste quelques regards gênés de n’avoir pas su faire autrement.
Je le sais, c’est banal, une rupture. Ça aussi, au fond, c’est trois fois rien. Un événement que la plupart des gens traversent dans leur existence. Il faut s’habituer. Attendre que les bruits du cœur soient moins aigus, et accepter qu’il n’y ait pas d’autres issues que de recommencer. Voilà l’attitude adéquate. La brillante raison dont nous sommes tous pourvus impose de virer les grains de sable, de passer l’aspirateur et de revenir sur scène. Mais pour moi, la fin, ou plutôt cette fin, a été le début de toutes les autres. Le projecteur dirigé en pleine lumière vers la plus insupportable des révélations : on peut perdre les gens qu’on aime. Puisque l’amour peut finir, alors à quoi bon continuer à miser ? Si l’idée est d’alterner des débuts et des fins, je ne suis pas certaine de souhaiter vraiment participer.
C’est depuis le départ de Victor que j’ai commencé à chanceler. À regarder chaque objet, chaque relation, chaque chose autour de moi, à l’aune de mon chagrin. Ma famille et mes amis me répétaient que j’étais méconnaissable. Ce qui était sans doute une autre manière de dire que j’étais franchement pénible. Je dois avouer que j’étais la première à le constater, je me sentais étrangère à moi-même, mes réactions étaient devenues illisibles, incohérentes, déconnectées de la rassurante habitude. C’est troublant cet instant où l’on bascule, où l’on franchit la rive d’en face. « Mais qu’est-ce qui t’arrive ? » Rien. Je n’en sais rien.
Et comme si un ouragan de peine ne suffisait pas, j’ai aussi négocié mon départ de l’entreprise dans laquelle je travaillais au service juridique. Au bout de l’épuisement, l’esprit hagard, il m’était désormais inconcevable de donner le moindre sens à un dossier agrémenté d’un Post-it, sur lequel était souligné en rouge le mot « urgent ». Les lettres se décomposaient dans l’espace-temps, formaient une guirlande sur laquelle je laissais vagabonder mon regard. Je restais assise à mon bureau, en ne faisant que ranger mes stylos par couleur et par taille. Ce n’était pas une question d’engagement, pas non plus une rébellion stérile, ou de la mauvaise volonté, je n’avais plus rien à faire là. L’énergie que j’avais déployée jusqu’alors me paraissait aussi touchante qu’invraisemblable. Avoir un salaire décent ne suffisait plus à dissimuler mon chaos.
Un peu lasse, et pas tout à fait prête à avouer que j’étais dépossédée de ma propre personne, comme dévorée par une peine indéchiffrable, j’ai écrit un courrier afin de donner corps à ma volonté de partir. J’ai eu très vite rendez-vous avec la responsable des ressources humaines. Une brune énergique, marchant presque sur la pointe des pieds, prompte à sautiller au moindre signal. Le contenu de notre échange fut aussi irréel que toute cette nouvelle teinte qui venait cendrer mon quotidien. Plus comique que ma séparation amoureuse, mon interruption professionnelle n’était pas moins maladroite. Le haut du corps penché très en avant sur la table ovale qui nous séparait, la responsable voulait sincèrement comprendre ce qui m’arrivait.
— Bonjour Pénélope, je dois dire que tout ça m’embête un peu... J’ai bien eu votre courrier, mais franchement, qu’est-ce qui vous arrive ?
— Rien, plus rien...
— Mais comment ça ? Vous savez, une carrière, ce sont des hauts et des bas, un petit congé, une cure de vitamines et hop, vous serez de retour parmi nous comme si de rien n’était.
— Je ne peux pas. Je ne peux vraiment pas.
— Pourquoi donc ? C’est invraisemblable ! Est-ce qu’il y a quelque chose que je dois savoir ? Une formation que vous voudriez faire ? Un projet ? Une envie ?
— Non vraiment. Rien. Plus rien.
— Mais Pénélope, c’est impossible. Croyez-moi, c’est impossible ! Vous ne pouvez pas partir comme ça !
Ses mains frappaient le bord de son bureau, manifestant sa stupéfaction. Mais je n’avais ni griefs clairs, ni doléances construites, ni projet, ni désir de formation. Je ne voulais pas ouvrir mon atelier de pâtisserie, ni passer à la concurrence. J’étais juste là, clouée au sol, à me répéter que plus rien n’avait d’importance. Désespérée par mon manque d’imagination, elle a finalement signé ma demande de rupture conventionnelle, sans même s’apercevoir que ses paupières continuaient à se hausser d’étonnement. Ces quelques cases m’assuraient les indemnités nécessaires à mon répit, au moins pour quelque temps. Avant de partir, elle me serra la main, me souhaitant une «bonne continuation » avec une empathie présageant que, selon elle, j’avais fait le pire choix de ma vie. Je l’ai laissé gambader dans ce couloir, qui m’avait été si familier, me demandant une dernière fois qui avait bien pu choisir un tel motif de moquette.
J’étais officiellement célibataire et chômeuse.

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