A l'ombre des loups
Alors que la Seconde Guerre mondiale vient de s’achever, femmes et enfants allemands sont exposés à l’avancée de l’armée soviétique victorieuse en Prusse-Orientale. Dépossédés de leurs
biens, craignant pour leur vie, ils endurent la faim et le froid, tandis qu’autour d’eux tout n’est plus que désolation. Leur unique espoir est de gagner la Lituanie voisine pour trouver à se nourrir : malgré la menace omniprésente des soldats russes, certains enfants décident d’entamer le périlleux voyage. La forêt sombre et inquiétante devient alors l’un des seuls refuges de ceux que l’Histoire appellera les « enfants-loups ».
Dans ce roman bouleversant, Alvydas Šlepikas fait revivre plusieurs de ces destinées en s’inspirant du témoignage de deux survivantes. À ce terrible hiver, dont on sent presque la morsure du froid, il prête une poésie et une beauté aussi inattendues que fascinantes, qui confèrent à ce livre une force irrésistible.
Extrait
Tout resurgit du passé comme des ténèbres. Les personnes et les événements semblent être enveloppés d'un tourbillon de neige dans le silence d'un brouillard pesant. Tout est lointain, mais rien n'est effacé. Certains détails sont clairs, d'autres sont déjà perdus comme sur une photo qui a déteint. Le temps et l'oubli ont tout enseveli sous la neige, le sable, le sang et l'eau trouble.
Des gens émergent de la brume, du grand froid, de cet hiver sans lumière en jetant leur ombre sur des terres imbibées de sang, piétinées par la guerre, et disparaissent aussitôt. Ils réapparaissent par épisodes, tels des flashs brefs et rapides, ou comme s'ils se trouvaient sur la frise d'une histoire en pointillé, sans chronologie particulière :
voici le slogan d'une affiche russe qu'on aperçoit de l'autre côté du Niémen : « Soldat de l'Armée rouge ! Devant toi se trouve l'antre de la bête fasciste ! »
voici les soldats russes, chargés de leur butin – de vieilles horloges, des rideaux, de l'argenterie ;
voici le corps d'une femme sans tête cloué à un mur ;
voici une foule de gens affamés, déchirant le cadavre d'un vieux cheval porteur d'eau ;
voici une mère et ses enfants qui vont se jeter tout droit dans le Niémen sur lequel flottent des bancs de glace. Ils disparaissent dans le courant sans aucune agitation, sans un mot, sans une pensée, comme si se noyer faisait partie du quotidien ;
voici les cadavres que le fleuve emporte – flétris et boursouflés – sans prénoms ni noms de famille ;
voici les tombes profanées ;
voici les ruines des églises bombardées ;
voici les brochures que l'on distribue aux soldats sovié-
tiques pour les encourager : « Tuez tous les Allemands. Et leurs enfants aussi. Il n'y a pas d'Allemand innocent. Prenez leurs biens et leurs femmes. Tel est votre droit, telle est votre récompense » ;
voici les mères qui échangent, vendent certains de leurs enfants aux fermiers lituaniens contre des pommes de terre, de la farine ou n'importe quelle autre nourriture pour que leurs autres enfants survivent ;
voici les soldats, ivres et hilares, qui tirent sur les oiseaux pour se divertir avant de s'en prendre aux humains avec la même allégresse, la même absurdité, sans réfléchir à ce qu'ils font. La guerre les a endurcis comme de l'argile sur des hauts-fourneaux ;
voici les femmes qui creusent des tranchées en mourant de faim et de fatigue ;
voici les enfants qui font exploser les obus abandonnés ; voici les loups habitués à la chair humaine ;
voici un chien tenant dans sa gueule une main noircie ; voici les yeux affamés, la faim, la faim et encore la faim ;
voici les cadavres – la mort et les cadavres ;
voici les nouveaux arrivants, les colonisateurs, détruisant tout ce qui reste – les églises, les châteaux, les cimetières, les systèmes de drainage, les clôtures des pâturages ;
voici les champs nus et lugubres, dans lesquels même le vent s'égare et ne trouve plus son chemin parmi ces décombres et ces terres en friche ;
voici la Prusse d'après-guerre, écrasée, abusée, fusillée.