10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange

Auteur : Elif Shafak
Editeur : Flammarion
Sélection Rue des Livres

Et si notre esprit fonctionnait encore quelques instants après notre mort biologique ? 10 minutes et 38 secondes exactement. C’est ce qui arrive à Tequila Leila, prostituée brutalement assassinée dans une rue d’Istanbul. Du fond de la benne à ordures dans laquelle on l’a jetée, elle entreprend alors un voyage vertigineux au gré de ses souvenirs, d’Anatolie jusqu’aux quartiers les plus mal famés de la ville.

En retraçant le parcours de cette jeune fille de bonne famille dont le destin a basculé, Elif Shafak nous raconte aussi l’histoire de nombre de femmes dans la Turquie d’aujourd’hui. À l’affût des silences pour mieux redonner la parole aux « sans-voix », la romancière excelle une nouvelle fois dans le portrait de ces « indésirables », relégués aux marges de la société.

Traduction : Dominique Goy-Blanquet
22,00 €
Parution : Janvier 2020
397 pages
ISBN : 978-2-0815-0041-9
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Extrait

Fin
Tequila Leila, c’était ainsi que la connaissaient ses amis et ses clients. Tequila Leila, c’était le nom qu’on lui donnait chez elle et au travail, dans cette maison couleur bois de rose au fond d’un cul-de-sac pavé près du front de mer, nichée entre une église et une synagogue, entre les boutiques de lampes et les kebabs – la rue qui abritait les bordels les plus anciens d’Istanbul.
N’empêche, si elle vous entendait tenir ce genre de propos, elle pourrait se vexer et vous balancer à la tête par jeu une de ses chaussures à talons aiguilles.
C’est, chéri, pas c’était... Mon nom c’est Tequila Leila.
Jamais, au grand jamais, elle n’accepterait qu’on parle d’elle au passé. Rien que d’y penser, elle se sentait minuscule et vaincue, un sentiment que pour rien au monde elle ne voulait éprouver. Non, elle insisterait sur l’usage du présent – même si elle s’avisait maintenant avec désarroi que son cœur venait tout juste de cesser de battre, que sa respiration s’était brutalement arrêtée, et qu’elle avait beau envisager la chose sous tous ses angles, il lui fallait bien admettre qu’elle était morte.
Elle s’appelait Leila.
Aucun de ses amis n’était encore au courant. À cette heure matinale, ils devaient tous dormir profondément, chacun cherchant l’issue du labyrinthe de ses rêves. Leila aurait bien aimé elle aussi être enveloppée dans la tiédeur de l’édredon, son chat endormi en boule à ses pieds, ronronnant de bien-être. Le chat était sourd comme un pot et tout noir – sauf une tache neigeuse sur une patte. Elle l’avait baptisé Mr Chaplin, en hommage à Charlie Chaplin car, comme les héros du cinéma d’antan, il vivait dans un monde de silence bien à lui.
Tequila Leila aurait tout donné pour se retrouver dans son appartement. Et voilà qu’elle gisait quelque part dans les faubourgs d’Istanbul, en face d’un terrain de football sombre et humide, au fond d’une benne à ordures en métal aux poignées rouillées et à la peinture écaillée. Une benne montée sur roues ; plus d’un mètre de haut et large de moitié. Leila mesurait un mètre soixante-dix, plus les vingt centimètres de talon des sandales violettes qu’elle avait encore aux pieds.
Il y avait tellement de choses qu’elle aurait voulu savoir. Elle ne cessait de se repasser les derniers instants de sa vie, en se demandant ce qui avait dérapé – exercice futile puisqu’il était impossible de dévider le temps comme une pelote de laine. Sa peau virait déjà au blanc-grisâtre, même si ses cellules vibraient encore d’énergie. Elle sentait bien des mouvements insolites dans ses organes et dans ses membres. On s’imagine toujours qu’un cadavre n’est pas plus alerte qu’un arbre abattu ou une souche creuse, dépourvu de conscience. Mais si on lui en avait donné l’occasion, Leila aurait pu témoigner qu’au contraire, un cadavre déborde de vie.
Elle ne pouvait croire que son existence mortelle fût bel et bien finie. La veille encore, elle traversait le quartier de Pera, son ombre glissant par les rues aux noms de chefs militaires et de héros nationaux, des rues aux noms d’hommes. Rien que cette semaine, son rire retentissait dans les tavernes voûtées de Galata et de Kurtulu ̧s, dans les petits bouges étouffants de Tophane qui ne figurent jamais sur les cartes touristiques ou les guides de voyages. L’Istanbul que connaissait Leila n’était pas l’Istanbul que le ministère du Tourisme souhaitait faire visiter aux étrangers.
Hier soir elle avait laissé ses empreintes sur un verre de whisky, et une trace de son parfum – Paloma Picasso, cadeau d’anniversaire de ses amis – sur l’écharpe de soie qu’elle avait jetée sur le lit d’un inconnu, dans la suite nuptiale au dernier étage d’un hôtel de luxe. Là-haut dans le ciel, une tranche de lune de la veille restait visible, lumineuse et hors d’atteinte comme le vestige d’un souvenir heureux. Leila faisait encore partie de ce monde-là, il restait encore de la vie en elle, alors comment pouvait-elle être décédée ? Ne plus exister, comme si elle n’était qu’un rêve qui s’évanouit à la première lueur du jour ? Quelques heures seulement auparavant elle chantait, fumait, jurait, pensait... d’ailleurs elle continuait à penser. Remarquable, la façon dont son esprit fonctionnait à plein régime – mais allez savoir pour combien de temps. Elle aurait voulu retourner en arrière pour annoncer à tous que les morts ne meurent pas sur-le-champ, qu’ils peuvent, en fait, continuer à réfléchir sur les choses de la vie, y compris sur leur propre départ. Les gens seraient terrifiés s’ils l’apprenaient, se dit-elle. Elle-même l’aurait été de son vivant. Mais ce serait important qu’ils le sachent.
Leila avait le sentiment que les êtres humains se montrent très impatients au moment de franchir une étape de leur existence. Par exemple, ils pensent que vous devenez automatiquement une épouse ou un époux dès l’instant où vous dites « Oui, je le veux ! » Mais en réalité il faut des années pour apprendre à être marié. De même la société s’attend à ce que l’instinct maternel – ou paternel – se déclenche dès qu’un enfant est en route. Pourtant il va falloir longtemps pour apprendre à se comporter en parent – ou en grand-parent, d’ailleurs. Pareil pour la retraite et la vieillesse. Comment manier le changement de vitesse dès qu’on sort d’un bureau où l’on a passé la moitié de sa vie et gaspillé la plupart de ses rêves ? Pas si facile. Leila avait connu des enseignants retraités qui se réveillaient à 7 heures, prenaient leur douche et s’habillaient, tout cela pour s’affaler à la table du petit déjeuner au moment où ils se rappelaient qu’ils n’avaient plus d’emploi. Ils en étaient encore à s’ajuster.
Peut-être n’était-ce pas si différent quand arrivait la mort. Les gens croient que vous vous transformez en cadavre dès l’instant où vous rendez le dernier soupir. Mais la rupture n’est pas aussi tranchée. Tout comme il y a d’innombrables nuances entre le noir de jais et le blanc brillant, il y a de multiples phases dans le processus baptisé « repos éternel ». S’il existe vraiment une frontière entre le Royaume de la vie et le Royaume de l’après-vie, conclut Leila, elle doit être perméable comme du grès.
Elle attendait le lever du soleil. À ce moment-là sûrement quelqu’un allait la trouver et la sortir de cette benne crasseuse. Les autorités ne mettraient pas longtemps à l’identifier. Il leur suffirait de mettre la main sur son dossier. Au cours des années, on l’avait fouillée, photographiée, soumise à des relevés d’empreintes et placée en garde à vue plus souvent qu’elle n’aimait l’admettre. Ces postes de police des taudis avaient tous une odeur reconnaissable : cendriers pleins à ras bords des mégots de la veille, marc de café figé dans des tasses ébréchées, haleine aigre, chiffons humides, et cette puanteur âcre des urinoirs qu’aucune quantité de Javel ne parvenait à effacer. Les agents et les délinquants se partageaient des bureaux étriqués. Leila trouvait toujours fascinant que flics et truands répandent leurs cellules mortes sur le même sol, que les mêmes insectes les ingèrent sans faveur ni partialité. À un niveau invisible pour l’œil humain, les contraires se confondaient de façon inattendue.
Une fois qu’ils l’auraient identifiée, ils préviendraient sans doute sa famille. Ses parents habitaient la ville historique de Van – à quinze cents kilomètres de là. Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’ils viennent chercher sa dépouille, vu qu’ils l’avaient bannie il y a fort longtemps.
Tu as attiré la honte sur nous. Tout le monde en parle dans notre dos.
Il faudrait donc que la police s’adresse à ses amis. Cinq en tout : Sabotage Sinan, Nostalgia Nalan, Jameelah, Zaynab122 et Hollywood Humeyra.
Leila était certaine que ses amis accourraient dès que possible. Elle les voyait presque se ruer vers elle, leurs pas pressés et pourtant hésitants, les yeux écarquillés par le choc et le deuil en germe, un chagrin brut qui n’avait pas encore pénétré, pas tout à fait. Elle s’en voulait de devoir leur infliger ce qui serait forcément une épreuve douloureuse. Mais quel soulagement de savoir qu’ils lui offriraient de superbes funérailles ! Du camphre et de l’encens. De la musique et des fleurs – des roses, surtout. Rouge ardent, jaune vif, bourgogne sombre... Classiques, intemporelles, imbattables. Les tulipes étaient trop impériales, les jonquilles trop délicates, et les lis la faisaient éternuer, mais les roses étaient parfaites, un mélange de charme boudeur et de griffes acérées.
Lentement, l’aurore s’affirmait. Des jets de couleur – bellinis pêche, martinis orange, margaritas fraise, négronis glacés – traversaient l’horizon d’est en ouest. En quelques secondes, l’appel à la prière des mosquées environnantes résonnait autour d’elle, sans le moindre effort de synchronisation. Au loin le Bosphore s’éveillait de sa torpeur turquoise, bâillant puissamment. Un bateau de pêche, moteur crachant la fumée, filait vers le port. Une lourde vague enflait lentement face au quai. Autrefois l’endroit était couvert d’oliviers et de figuiers, tous passés au bulldozer pour faire place à davantage de bâtiments et de parkings. Quelque part dans la pénombre, un chien aboyait, plus par sentiment du devoir que par réelle excitation. Tout près, un gazouillis d’oiseau monta, assuré et sonore, auquel répondit un trille un peu moins jovial. Une aubade. Leila entendait maintenant un camion de livraison ronfler sur la route grêlée d’ornières, butant contre un nid-de-poule après l’autre. Le bruit de la circulation matinale serait bientôt assourdissant. La vie en pleine explosion.
De son vivant, Tequila Leila avait toujours été surprise, troublée même, par les gens qui prennent un plaisir obsessionnel à spéculer sur la fin du monde. Comment un esprit sain en apparence pouvait-il s’absorber dans tous ces scénarios d’astéroïdes, de boules de feu et de comètes qui allaient ravager la planète ? Pour elle, l’apocalypse n’était pas la pire chose à craindre. La possibilité d’une destruction immédiate et massive de la civilisation n’est pas si effrayante comparée au constat banal que notre trépas individuel n’a aucun impact sur l’ordre des choses, que la vie continuera identique avec ou sans nous. Et ça, avait-elle toujours pensé, c’était vraiment terrifiant.
La brise changea de direction, balayant le terrain de football. C’est alors qu’elle les vit. Quatre adolescents. Des pillards sortis tôt pour trier les poubelles. Deux d’entre eux poussaient un chariot rempli de bouteilles en plastique et de boîtes de conserve compressées. Un autre, épaules voûtées et genoux fléchis, les suivait en traînant un sac crasseux qui contenait un objet très lourd. Le quatrième, à l’évidence leur chef, marchait en tête d’un pas orgueilleux, le torse osseux gonflé comme celui d’un coq de combat. Ils avançaient vers elle en échangeant des plaisanteries.
Continuez tout droit.
Ils firent halte près d’un conteneur de déchets qu’ils se mirent à fouiller. Flacons de shampoing, briques de jus de fruits, pots de yaourt, boîtes d’œufs... chaque trésor cueilli venait s’empiler dans le chariot. Leurs gestes étaient adroits, bien entraînés. L’un d’eux dénicha un vieux chapeau de cuir. Hilare, il s’en coiffa et prit une dégaine exagérément arrogante, les mains enfoncées dans ses poches arrière, mimant un gangster qu’il avait dû voir dans un film. Aussitôt, le chef lui arracha le chapeau et se le mit sur la tête. Personne ne protesta. Le conteneur nettoyé, ils s’apprêtaient à partir. Au grand désarroi de Leila ils semblaient faire demi-tour, prendre la direction opposée.
Hé, je suis par ici !
Lentement, comme s’il avait entendu l’appel de Leila, le chef leva le menton, les yeux plissés face au soleil levant. Sous la lumière fluide, il scruta l’horizon, balaya le lieu du regard jusqu’à ce qu’il la vît. Ses sourcils montèrent d’un cran, ses lèvres frémirent.
S’il te plaît, ne pars pas.
Au lieu de prendre la fuite, il dit quelques mots inaudibles aux autres et voilà qu’eux aussi la dévisageaient avec la même expression sidérée. Elle s’avisa qu’ils étaient très jeunes. C’étaient encore des enfants, à peine des ados, ces garçons qui faisaient semblant d’être des hommes.
Le chef fit un pas de fourmi en avant. Puis un autre. Il s’approchait d’elle comme une souris d’une pomme tombée de l’arbre – timide et inquiet, mais tout aussi résolu et rapide. Son visage s’assombrit quand il vit dans quel état elle était.
N’aie pas peur.
Il était tout près d’elle, maintenant, si près qu’elle voyait le blanc de ses yeux injecté de sang et piqueté de jaune. Il avait manifestement sniffé de la colle, ce gamin qui n’avait pas plus de quinze ans, qu’Istanbul allait faire semblant d’accueillir et d’abriter puis, au moment où il s’y attendrait le moins, jeter comme une vieille poupée de chiffon.
Appelle la police, petit. Appelle les flics pour qu’ils préviennent mes amis.
Il jeta un regard de droite à gauche pour s’assurer que personne ne l’observait, qu’il n’y avait pas de caméra de surveillance à proximité. Il plongea en avant pour atteindre le collier de Leila – un médaillon en or avec une minuscule émeraude au centre. Avec précaution, comme s’il craignait que l’objet n’explosât dans la paume de sa main, il palpa le pendentif, sentit la froideur rassurante du métal. Il ouvrit le médaillon, vit qu’il contenait une photo. Il la sortit et l’examina, reconnut la femme, une version plus jeune de Leila, à côté d’un homme aux yeux verts, sourire doux et cheveux longs coiffés dans un style d’un autre âge. Ils avaient l’air heureux ensemble, amoureux.
Au dos de la photo il y avait une inscription : D/Ali et moi... Printemps 1976.
Il arracha prestement le médaillon et enfouit sa prise dans une poche. Si les autres, immobiles et silencieux derrière lui, s’avisèrent de son geste, ils choisirent de l’ignorer. Ils avaient beau être jeunes, ils avaient suffisamment l’expérience de cette ville pour savoir quand faire les malins et quand jouer les idiots.
Seul l’un d’eux fit un pas en avant et se risqua à demander, d’une voix qui était à peine un murmure : « Elle est... elle est vivante ?
— Sois pas stupide, fit le chef. Elle est aussi morte qu’un canard rôti.
— Pauvre femme. Qui c’est ? »
La tête inclinée sur le côté, le chef inspecta Leila comme s’il la remarquait pour la première fois. Il l’examina de la tête aux pieds, avec un sourire qui s’étendait comme une mare d’encre sur une feuille de papier. « Tu vois pas, andouille ? C’est une pute.
— Tu crois ? interrogea l’autre tout excité – trop timide, trop innocent pour répéter le mot.
— Jelesais,imbécile.»Lechef,torsetournéverslegroupe, leur dit d’une voix forte pleine d’emphase : « Ça va faire la une des journaux. Et sur toutes les chaînes de télé. On va être célèbres. Quand les journalistes rappliqueront ici, c’est moi qui parle, compris ? »
Au loin une voiture emballa son moteur et fonça en rugissant vers l’autoroute, dérapant dans le tournant. L’odeur des gaz d’échappement se mêlait à la morsure du sel dans le vent. Même à cette heure matinale où le soleil commençait tout juste à caresser les minarets, les toits et les branches hautes des arbres de Judée, les gens s’agitaient déjà au sein de cette ville, déjà en retard pour se rendre ailleurs.

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