La Dictatrice
Depuis des années, on entend grogner la révolte sur le Vieux Continent. Un sentiment de rejet généralisé, l'impression pour beaucoup d'avoir été débarqués du progrès. Quand soudain, un violent orage éclate. Une femme se lève parmi la foule. Munich, novembre 2023, une manifestation populaire. Aurore Henri se saisit d'un pavé et le lance au visage d'un chef d'Etat. Derrière son regard bleu magnétique, une volonté d'acier, un espoir fou, guérir les hommes de leurs tendances destructrices, bâtir une société nouvelle où règnent la paix et l'harmonie. Diane Ducret nous livre une vision infiniment romanesque d'un Occident qui sombre dans le chaos et trouve son nouveau guide en une femme aux motivations aussi secrètes que son ambition est démesurée.
Extrait
Au milieu de la foule hurlante, elle se tient immobile, engoncée dans son anorak.
Guère plus grande que son poing, la pierre, entre ses doigts crispés par la peur autant que par le froid, semble contenir toute sa colère.
Elle se fraye un chemin jusqu'à l'estrade. Toute l'injustice du monde telle qu'elle la ressentait, tous les cris qu'elle avait réprimés, toute la douleur de ceux qui finissent par se taire parce qu'on ne les écoute pas, se concentrent dans le morceau de granit qu'elle lance, dans un geste éperdu, en direction de la scène. Était-ce la volonté de la pierre, ou celle de la main qui la tenait, qui l'avait ainsi projetée ? Inconsciente de sa force, elle fend les airs, comme en suspension.
Longtemps la pierre n'avait connu ni le bruit ni la main de l'homme. Immobile dans sa carrière, concentrée sur elle-même, elle ignorait le temps. Puis, coup après coup, le burin l'avait arrachée à son impassibilité. Le métal résonnait à travers elle, faisant jaillir des éclats jusqu'à ce qu'enfin elle soit décrochée, saillante, nue, scintillant à l'endroit de la césure originelle.
La main de l'homme était désormais sur elle. Tirée sur des rondins de bois, elle avait quitté sa terre première pour devenir un temple. Des hommes se prosternaient face à elle pour louer les puissances d'en haut, espérant qu'elles leur procureraient paix et prospérité. D'autres hommes étaient arrivés, armés de bronze et d'épées. Le feu, les cris. À nouveau la pioche l'avait entaillée, on lui faisait traverser les mers, la voilà statue représentant un roi chef de guerre. On s'incline devant elle le jour, on crache à ses pieds la nuit tombée. À cheval d'autres hommes surgissent. Le feu, les cris. La tête du roi roule à terre, la voilà statue d'un poète. On vient à ses pieds se bécoter, se conter fleurette. À nouveau, d'autres hommes fondent sur elle armés de tanks, de balles brûlantes. Le feu, les cris. La figure du poète explose en mille morceaux. Maintenant caillou, la pierre se faufile dans la chaussure d'un homme, entamant sa chair. L'homme secoue son soulier sur le trottoir. Un garçon la ramasse pour la jeter à la fenêtre de son amoureuse, dont il ne veut pas réveiller le père. Des hommes renversent le régime et bâtissent une ville nouvelle. La voilà compactée dans le banc trônant au milieu du parc Marienhof de Munich. Les jeunes filles viennent s'y prendre en photo à la sortie du lycée, ne sachant rien de la guerre ni de la misère. Les hommes, qui autrefois lui demandaient paix et prospérité, viennent désormais la nuit, avinés, uriner à ses pieds. Les saisons avaient passé, la pierre avait fini par retrouver son immobilité première, jusqu'à ce 8 novembre 2023.
À 10 heures du matin, des hommes s'étaient réunis dans le parc pour crier leur mécontentement. La jeune femme à l'anorak prit la parole. « À l'intérieur, ils décident de notre sort, sans nous avoir consultés, tandis que nous sommes là devant eux ! Comment peuvent-ils nous trahir ainsi ? »
Immédiatement, autour d'elle, le silence se fait. Les visages se tournent vers cette voix si sonore qu'elle semble émaner de la bouche d'un géant. Élancée, presque frêle, celle qui a prononcé ces mots a l'air distingué, malgré ses hardes kaki masquant sa féminité. Sa chevelure châtaine est maintenue en arrière par un chignon, seule une large mèche blonde se détache sur le dessus. Ses yeux bleus, extraordinairement brillants, semblent affamés de questions. Ils regardent au-dessus de la foule, comme tournés vers un idéal.
«Et que voudrais-tu faire? Ils sont tout-puissants», répond un jeune Allemand à l'épaisse moustache impeccablement brossée.
— Ils n'ont le pouvoir que parce que nous le leur donnons! Nous leur sommes supérieurs en nombre, et en légitimité ! Nous sommes le peuple !
— Tu veux nous faire voter encore et encore ? Plus aucun de nous ne veut voter, cela ne sert plus à rien ! Pour choisir entre la peste et le choléra ? enchérit l'Allemand dont la moustache rousse se hérisse, sous les applaudissements du groupe qui remplit le parc.
— Ne vois-tu pas que nous sommes nos propres élus? Nous sommes une civilisation, nous sommes une famille. Nous ne sommes pas un marché, une économie dont on se débarrasse lorsqu'elle n'est plus avantageuse ! Ces gouvernements n'ont pas su nous nourrir, alors ils tentent de nous diviser. À nous de nous faire entendre ! L'Europe nous a élevés, c'est notre foyer. Nous serons moins forts si nous nous séparons, et nous nous isolerons dangereusement!» Soudain galvanisé, un groupe acclame la jeune femme, qui reprend à peine son souffle.
« Sitôt que nous ne serons plus une grande puissance, que penses-tu qu'il se passera? D'autres s'approprieront nos ressources, puisqu'ils ne nous craindront plus. Nous allons devenir la cible des spéculateurs qui s'enrichiront sur nos dettes. Nos alliés d'hier piétineront nos certitudes et nos lois. La brutalité et le fanatisme entreront dans nos maisons. L'armée viendra pacifier les manifestations et tuer les premiers-nés de l'opposition. L'hiver arrivera et nous aurons froid. Je le dis haut et fort, ceux qui à l'intérieur signent autour d'un dîner la fin de l'Union sont des criminels inconscients qui dévorent notre avenir et nous laisseront payer la note ! » Les esprits s'échauffent.
La voici qui monte sur le banc de pierre, se dressant sur la pointe des pieds comme une danseuse. « Tu dis que nous ne pouvons rien? Mais un seul suffit à faire basculer un pays!»
Téléphones portables à la main, tous filment la scène.
« C'est pas toi qui paies nos factures ! Ni qui empêches ces putain d'islamistes de s'incruster chez nous!» gronde un Italien. La moustache rousse lui décoche un coup de poing.
Sautant du banc, elle sépare les deux hommes prêts à se rosser. « Il y a quatre-vingts ans, ici même, nos pays se battaient! Pour les empêcher de recommencer, nous n'avons rien trouvé de mieux que la démocratie, le libre-échange, le droit à l'autodétermination des peuples. Nous sentons tous le réveil de la haine dans nos pays. Voulons-nous réellement prendre le risque de lui laisser le champ libre ? Honte à ceux qui veulent mettre fin à plusieurs décennies de paix ! »
L'échauffourée vire au pugilat. Le mouvement de foule renverse le banc, qui se brise dans sa chute. Un morceau de granit semble scintiller parmi l'amas de pierres inanimées. La fille à l'anorak le ramasse et serre la pierre dans son poing de toutes ses forces. Cela faisait des centaines d'années que personne ne l'avait empoignée avec une telle intensité. Mais qui se soucie de l'avis d'une pierre ? À quoi bon convaincre les hommes de s'entendre quand ils ne veulent que se battre ?