Ciel et terre
« Il y a quelques mois, j’étais encore un graphiste comme on en trouve des milliers à Paris. Et voici que j’ai tout abandonné, mon travail, mes tableaux numériques, mes amis – et ce pour quelle raison ? J’ai tout simplement habité en face d’un cimetière et j’ai passé un an à vivre sous sa fascination. Si je racontais cette histoire à quelqu’un, qui me prendrait au sérieux ? »
Cette histoire, c’est celle de Léonard, qui, en emménageant dans cet appartement, arrêtera aussi de fumer, se mettra à la musculation et aux jeux de hasard, et tentera de retrouver Alma, son premier amour. Est-ce la présence de ces morts, tout proches, qui l’incite à bouleverser sa vie ?
Dans ce singulier premier roman aux allures de quête existentielle, Nathan Devers rapproche les vivants et les morts pour tenter de faire émerger un sens à cette agitation que peut constituer la vie – entre ciel et terre.
Extrait
Ce matin, le soleil semble sortir du sol. C’est à se demander s’il ne vient pas d’en bas. Huileux, il perle sur la chaussée, s’égoutte, ruisselle à même la terre. Dans d’intenses flaques de lumière, il s’étale sous nos pieds, presque dégoulinant. Encore engourdis, ses rayons pétillent en silence, suintant par petits bouillons clairs. Et lui, le voilà qui s’écoule lentement, dans une grande indolence. On croirait presque, à bien le regarder, que son reflet le précède. Oui, c’est cela : aujourd’hui, le soleil se réverbère avant d’exister et les odeurs de la ville se réveillent avec lui, prêtes à s’élever, au fil des heures, jusqu’à embrasser l’air.
Il est encore tôt mais, autour des deux fontaines qui surplombent le terre-plein, les bus activent déjà leur manège. Ils vont passer la journée à vibrionner d’un bout à l’autre de la place, amorçant les virages à la dernière minute. Droits comme des barres de fer. Raides comme des cigares. Des jeunes courent çà et là pour les attraper de justesse, pendant qu’une ribambelle de costumes-cravates assaille les terrasses.
Au-dessus de ces costumes, il y a des têtes. Leur coiffure, gominée jusqu’à la nuque, forme un casque brillant, presque glacé, plus lisse encore que celui du crâne. Ces pingouins de cire aux cheveux imberbes se déversent en foule pendant qu’au tabac la queue s’engorge déjà. Sinueuse, elle serpente et s’enroule sur une vingtaine de mètres. C’est toujours drôle, de voir des hommes pressés qui patientent.
Quand je sors du métro, la porte de Saint-Cloud me paraît immédiatement maladroite. Elle répète une pantomime sur un rythme qui n’est pas tout à fait le sien. Je ne suis pas dupe de son agitation en trompe-l’œil. Sur les façades, le béton, lui, ne triche pas : la place n’est rien d’autre qu’un grand dortoir vertical et placide. Je la traverse d’un trait puis, sitôt arrivé au niveau du boulevard Murat, je tâche de visualiser l’endroit, d’y trouver d’éventuels repères et de possibles habitudes – histoire, en somme, de m’imaginer y vivre pendant un an ou deux.
Un bistrot, à l’angle de l’avenue de Versailles, me paraît animé. Je commande une noisette au comptoir où je m’assieds de travers. Il me reste exactement cinq minutes pour vérifier, à la hâte, si mon dossier est complet – ce qui, au demeurant, ne sert strictement à rien : en cas d’oubli de ma photocopie de passeport ou de ma déclaration d’impôts, je n’aurais pas le temps d’y remédier. À la radio, on commente la canicule, inhabituelle pour une fin de mois d’août, ce pourquoi il importe de boire beaucoup d’eau et de prendre particulièrement soin des personnes âgées. Le journaliste a raison : je sue déjà abondamment. Deux grosses auréoles, aussi ombrageuses que les taches du test de Rorschach, gagnent du terrain sur les rayures de ma chemise. C’est la transpiration qui, sûre d’elle, commence à répandre sa petite odeur de sel. Pour l’instant, je ne la sens pas trop, car ma propreté fait encore illusion – mais combien de temps tiendra-t-elle ? Quelques heures, tout au plus... Quand elle n’en pourra plus, mon hygiène finira par capituler gentiment. Bien sûr, j’essaierai de résister un peu au soleil écrasant, de jouer à cache-cache avec lui – de faire bonne figure, en somme. Vers midi, par exemple, j’irai prendre une douche, mais ce sera en vain : à peine serai-je sec que la sueur aura trouvé un moyen de revenir, accrochée à ma peau. Alors, je serai forcé de reconnaître qu’il n’y a rien à faire. La canicule m’aura eu à l’usure. Et, tout au long de la journée, mes ventouses de doigts baveront sur les choses. Partout, ils pianoteront leur crasse, et toujours une crasse supplémentaire se nichera sur leur pulpe. De plus en plus collants, ils s’échoueront dans cette atmosphère d’humidité malsaine. Si bien que finalement le corps lui-même, accablé par le soleil et les miasmes, ne pourra qu’abdiquer : il se liquidera comme un sorbet abandonné sur une plage.
L’agent immobilier m’attend au bas de l’immeuble. Il n’est pas le seul piéton à ce niveau de la rue, mais je l’identifie immédiatement : il a une tête d’appartement. Nous nous serrons la main et il me conduit dans le hall. À la vue de l’escalier en bois, je ne peux m’empêcher de tiquer, et de repenser à la seule chose que je sais de mon arrière-grand-père, le vieil homme qui tenait une épicerie sur les hauteurs de Marseille. Lui qui avait pourtant été un volontaire du débarquement en Provence, il choisissait ses appartements selon un seul et unique critère – que les escaliers fussent en pierre, pour échapper aux éventuels incendies. Le reste, en revanche, ne l’intéressait pas. L’appartement pouvait tomber en ruine, s’éteindre lentement, annoncer l’ennui, revêtir des couches de poussière, seules importaient les dalles de son escalier. Quel étrange ancêtre, tout de même, ce combattant reconverti dans la prudence... Dire qu’il se baignait tous les dimanches sur la plage où il avait débarqué... Qu’il y emmenait même sa famille... Que Golfe-Juan avait été, en son esprit, le nom d’un champ de bataille puis celui d’un littoral parsemé de chaises longues et de palmiers suaves... Mais moi, qui n’ai pas vu la mort en face, je ferai avec : la peur d’être claquemuré, acculé par les flammes, m’est fondamentalement étrangère. Je dirais même que la mort m’a toujours paru être une histoire fictive, inventée par les paquets de cigarettes, les journaux et les mémorialistes.