Lutter contre les zombies
Depuis quinze ans, la droite américaine propage des idées-zombies – des mensonges que la science économique et les faits contredisent, mais que les républicains continuent d’entretenir pour biaiser le débat public et privilégier une poignée d’intérêts privés au détriment du plus grand nombre.
À l’ heure où les inégalités explosent et où les politiques d’austérité aggravent encore la situation des plus démunis, Paul Krugman, célèbre éditorialiste du New York Times et prix Nobel d’économie, dénonce la dérive du Parti républicain, devenu caricatural et malhonnête. Un phénomène délétère auquel on doit l’élection de Donald Trump en 2016 et son éventuelle réélection en 2020.
Paul Krugman révèle ainsi une série de manipulations politiques, tels le déni du changement climatique, les tentatives de baisser les impôts des plus riches, les attaques de mauvaise foi contre l’Obamacare – et plus généralement contre la protection sociale –, ou encore l’instrumentalisation du racisme des classes populaires blanches.
Ces analyses particulièrement décapantes sur l’Amérique d’aujourd’hui sonnent comme un véritable appel au combat : « Il est encore temps de se battre pour la vérité et pour la justice en éradiquant toutes les idées-zombies. »
Extrait
INTRODUCTION
Mener le juste combat
Devenir commentateur politique ne faisait pas exactement partie de mes objectifs de carrière. J’ai choisi de consacrer ma vie à l’enseignement et à la recherche dès la fin de mes études, en 1977. Je savais qu’il m’arriverait de participer au débat public, mais j’imaginais que ce serait toujours en tant qu’expert auprès des décideurs politiques. Un spécialiste qui leur fournirait des informations parfaitement objectives.
Si vous parcourez mes travaux, vous constaterez d’ailleurs que la plupart ne sont pas vraiment engagés. Ce sont surtout des articles sur la géographie économique et le commerce international. On peut même dire qu’ils n’ont pas la moindre dimension politique. J’essaie simplement d’identifier la structure des échanges internationaux et la localisation des activités industrielles. Pour reprendre le jargon économique, je fais de l’« économie positive » – j’analyse le fonctionnement du monde – et non de l’« économie normative » – je ne prescris rien.
Mais dans l’Amérique du XXIe siècle, tout a pris une dimension politique. S’en tenir aux faits à propos d’une question économique est très souvent perçu comme un acte partisan. Prenons un exemple : l’inflation va-t-elle nécessairement augmenter si la Réserve fédérale achète beaucoup d’obligations d’État ? En période de dépression économique, la réponse empirique est clairement « non » : la Réserve fédérale (la Fed) a acheté pour 3 000 milliards de dollars d’obligations après la crise financière de 2008 et l’inflation est restée faible. Et pourtant, à partir du moment où les républicains se sont opposés à la politique de la Réserve fédérale, qu’ils jugeaient dangereusement inflationniste, le simple fait de constater l’absence d’inflation est devenu le signe d’un parti pris progressiste.
Pour être étiqueté comme un militant, il suffit d’ailleurs de poser certaines questions. Bon nombre de conservateurs cesseront de vous considérer comme un bon Américain si vous avez le malheur de vous interroger sur les inégalités de revenus. Selon eux, seul un marxiste peut s’intéresser à la répartition des richesses ou comparer la croissance des revenus de la classe moyenne avec celle des plus riches.
Mes remarques ne valent pas seulement pour les économistes. C’est bien pire pour les climatologues, dont les recherches dérangent de puissants intérêts, ce qui leur vaut d’être persécutés. Sans parler des scientifiques qui étudient la violence armée : de 1996 à 2017, on a tout bonnement interdit à l’agence fédérale de protection de la santé publique de financer les recherches sur les blessures et décès causés par des armes à feu.
Quels sont donc les champs qui s’offrent alors à un jeune chercheur ? Il peut, bien sûr, décider de poursuivre froidement ses recherches, en ignorant les questions politiques : c’est un choix respectable, et pour la plupart des universitaires – y compris les économistes –, c’est sans doute la meilleure chose à faire. Mais nous avons aussi besoin d’intellectuels engagés, d’individus qui comprennent le sens et l’importance de la recherche, tout en étant prêts à se lancer dans l’arène politique. C’est ce que j’essaie de faire dans les chroniques que je rédige pour le New York Times et dans ce volume qui les rassemble.