Que faire des cons ?
Votre vie est encombrée d’une ou plusieurs créatures malfaisantes ? Vous désirez vous en défaire ?
Avec humour et sagesse, Maxime Rovere démontre la capacité de la philosophie à affronter le quotidien et l’ordinaire, embrassant la vulgarité pour l’empêcher de nous envahir. Loin des grincheux qui dénoncent leurs contemporains, il examine nos interactions malheureuses et indique plusieurs issues possibles à nos conflits en tous genres.
Sans prétention ni complaisance, ce livre propose une nouvelle éthique afin de penser et soigner ce fléau de notre temps, maladie du collectif et poison de nos vies individuelles.
Extrait
Si les philosophes n’ont jamais pris au sérieux le problème que l’on va affronter ici, c’est qu’ils se sont principalement consacrés, avec raison, à faire l’expérience des pouvoirs de l’intelligence. Leur extraordinaire tentative pour comprendre et explorer les différentes modalités de ce que signifie « comprendre » n’a bien sûr pas entièrement négligé l’existence de la connerie – précisément parce que, même dans l’approche la plus vague, l’intelligence des choses et la connerie sont par définition en proportion inverse : on ne,commence à comprendre que dans la mesure où l’on cesse d’être con. Mais pour cette raison, les philosophes n’ont pu donner de leur adversaire que des définitions presque toutes négatives, qui supposent toujours qu’on adopte leur point de vue, celui d’une personne au moins théoriquement intelligente. Sans faire une grande histoire philosophique de la connerie, il suffit de rappeler qu’ils ont vu en elle un obstacle à la connaissance, ou à l’accomplissement moral, ou à la saine discussion, ou à la vie en commun, sous les formes de ce que les uns et les autres ont appelé l’opinion, les préjugés, l’orgueil, la superstition, l’intolérance, les passions, le dogmatisme, le pédantisme, le nihilisme, etc. Ce faisant, ils ont contribué à éclairer la connerie, bien sûr, sous de nombreux aspects. Mais parce qu’ils l’ont toujours excessivement intellectualisée – ce qui était bien naturel de la part des maîtres du concept – il leur a été impossible de l’affronter par l’angle sous lequel elle constitue un authentique problème.
Pour dire les choses simplement, le problème n’est pas la connerie, ce sont les cons. En effet, quelle que soit la définition que l’on choisit de la connerie, on la connerie doit absolument – ou plutôt, dans la mesure du possible – être combattue et anéantie. Stultitia delenda est, cette formule latine exprime une haine salutaire, une haine sauvage, sans limite et sans merci pour la connerie : elle doit être détruite. Mais les cons ? Les cons réels, c’est-à-dire celles et ceux qui encombrent notre quotidien, qu’on croise dans les transports, qu’on fréquente tous les jours au travail, celles et ceux avec qui l’on vit et qui se trouvent (hélas !) jusque parmi notre famille – et même, oui, parmi les êtres qui ont partagé un bout de notre chemin, amis, amours, et qui révèlent un jour un visage abominable... Ces cons-là ! Qui dirait qu’on doit les anéantir ? Personne, à part peut-être les pires des cons, ne veut sérieusement en venir là.
Les cons forment donc un problème bien plus délicat et bien plus important, d’un point de vue philosophique, que la connerie elle-même. Leur existence de béotiens stupides et souvent agressifs constitue un problème théorique extrêmement complexe, car il est de forme circulaire. En effet, lorsque vous êtes confrontés à un con ou à une conne, quelque chose se met immédiatement en place, apte à vous faire déchoir de votre propre intelligence (j’emploie le mot en son sens le plus large d’une disposition à comprendre). Bien entendu, je n’irai jamais jusqu’à insulter ni mes lecteurs ni mes lectrices ; mais vous devez admettre qu’à partir du moment où vous identifiez vous-mêmes un con ou une conne, vous ne vous trouvez plus en face de quelqu’un, mais dans une situation où votre propre effort pour comprendre se trouve fortement entravé. L’une des principales caractéristiques de la connerie – d’où l’importance d’employer sa désignation argotique – est qu’elle absorbe en quelque sorte votre capacité d’analyse et, par une étrange propriété, vous contraint toujours à parler sa langue, à entrer dans son jeu, bref, à vous retrouver sur son terrain. Il s’agit d’un piège si difficile à déjouer que, pour y être confronté sous mon propre toit, ayant la chance (heureusement provisoire) de vivre en colocation avec l’un d’eux, j’ai résolu d’interrompre mes travaux universitaires les plus difficiles pour rendre ce service à moi-même et aux autres : éclairer cette difficulté, parmi les plus grandes de toutes, et, si possible, nous en sortir.
Mais avant d’entrer dans le détail des problèmes que posent les cons, que je juge aussi sérieux que les problèmes les plus sérieux que les philosophes aient traités, je dois avertir d’une chose : ce livre aborde la connerie de fait et non de droit. Autrement dit, j’ai pleinement conscience qu’en tant que problème moral, politique et social, la connerie doit avant tout être prévenue. Nous devons mettre en place des manières d’organiser la vie en commun qui soient les plus capables d’empêcher les jeunes humains de devenir de parfaits cons – d’autant que quel que soit leur milieu d’origine, ils sont souvent eux-mêmes filles et fils de cons. Là est l’urgence. Mais les efforts que nous consacrons à améliorer à grande échelle le développement de l’intelligence ne doivent pas masquer leurs propres limites: non seulement la mise en œuvre et l’efficacité des dispositifs anti-cons dépendent d’un très grand nombre de facteurs, mais aucune société n’existera jamais sans qu’au moins une partie de la population – ne serait-ce même qu’une seule personne – soit considérée par au moins une autre partie de la population – même par un seul de ses membres – comme exceptionnellement douée en termes de connerie. En ce sens, bien que la connerie soit soluble en droit et que les efforts déployés contre elle par les sciences humaines et les gens de bonne volonté soient pertinents et légitimes, elle existera toujours dans les faits.
Ainsi, il faut l’admettre sans délai : même dans le meilleur des mondes et avec la meilleure volonté possible, vous ferez toujours et nécessairement la rencontre de cons. D’ailleurs, cela ne vient pas seulement du fait qu’il en reste toujours, malgré les changements historiques ; car la connerie est tout sauf statique. Elle se distingue par une résistance très spécifique que les cons opposent aveuglément à tout ce qu’on veut faire pour améliorer une situation quelconque – y compris la leur. Toujours, donc, dans une vigoureuse opposition à vos efforts, ils voudront noyer vos arguments dans des ratiocinations sans fin, étouffer votre bienveillance par les menaces, votre douceur par des violences, et l’intérêt commun dans un aveuglement qui sape les bases mêmes de leur propre intérêt individuel. En ce sens, la connerie n’est pas seulement une sorte de résidu incompressible de l’évolution humaine, au contraire, elle est l’un des principaux moteurs de l’Histoire, une force qui – malgré ou plutôt grâce à son aveuglement – a remporté une grande partie des luttes du passé et en remportera beaucoup à l’avenir. Pour résumer la permanence insurmontable de cette force, on conviendra donc de ceci : les cons s’obstinent.