Le pouvoir est dans la rue
Les manifestations de rue occupent aujourd’hui le devant de la scène politique et les écrans de télévision. Les liens étroits qui unissaient, au siècle dernier, les manifestations aux fièvres révolutionnaires ont, à cet égard, modelé la mémoire collective.
Voilà longtemps, cependant, que manifestation ne rime plus avec sédition. En décryptant les formes et les mutations de la manifestation au XIXe et au XXe siècle, Danielle Tartakowsky montre que seules deux vagues de contestations, celle de février 1934 et celle de mai-juin 1968, ont contribué, en définitive, à déstabiliser les régimes en place.
Malgré son cortège d’incidents et de désordres, la « manif » ne serait-elle ainsi qu’une expression de la vie démocratique, un signe de bonne santé ?
Extrait
Introduction
Selon une enquête BVA menée à Grenoble en octobre 1996 pour le forum « RéGénération », les jeunes nés entre 1960 et 1975 se reconnaissent mal dans les modes traditionnels de représentation et d’action de la vie démocratique. Sous le titre « La génération manif », Le Monde en commente les résultats en ces termes : « Contrairement à ses devancières, la génération de la guerre d’Algérie au seuil des années 60, la génération de 68 à la charnière des années 70, la génération Mitterrand au tournant des années 80, [la nouvelle génération] ne se reconnaît dans aucun événement fondateur [...]. [Elle] n’a pas davantage d’étendard à quoi se raccrocher [...]. Le seul point de rencontre est constitué par les manifestations de jeunes et d’étudiants qui ont secoué à intervalles réguliers la société française depuis une dizaine d’années. Quarante-trois pour cent des 20 à 35 ans ont participé à une “manif ” et jusqu’à 52 % des plus jeunes. Du mouvement contre le projet de loi Devaquet en 1986 aux manifestations pour réclamer des moyens supplémentaires pour les universités de l’automne 1995, en passant par la fronde lycéenne de l’automne 90 et le mouvement contre les contrats d’insertion professionnelle (CIP) de l’hiver 94, les jeunes se sont ainsi donné des rendez-vous sporadiques, imprévisibles et fugitifs, plus éruptifs que constructifs. Comme autant de brèves révoltes défensives, plus soucieuses de préserver de fragiles statu quo que d’inventer d’incertains lendemains qui chanteraient. » Sans que cette forme de socialisation politique la mieux partagée par une génération implique un quelconque engagement durable dans la vie politique au sens institutionnel ou partisan.
Depuis les années 1980, les manifestations de rue occupent périodiquement, il est vrai, le devant de la scène politique, et par là même, assez souvent, le plein écran. Elles s’affirment parfois comme des acteurs politiques à part entière dans des émissions satiriques telles que « Le Bébête Show » ou « Les Guignols de l’info », pourtant conçues pour traiter d’individus-sujets, non de mouvements de masse. Certaines ont besoin d’inventivité pour s’imposer mais d’autres font événement par leur force, leur importance, leur caractère inhabituel ou leur centralité. Cela vaut en France, avec, si l’on se borne à la veille du XXIe siècle, les mouvements de l’automne 1995, les manifestations contre la loi Debré ou celles des internes des hôpitaux. Plus encore, en de nombreux pays engagés dans une phase de transition politique ou soumis à une exigence de démocratisation : en Chine, place Tian’anmen, en 1989, en Corée du Sud lors des grèves de 1995, à Belgrade puis en Bulgarie durant l’hiver 1996. Ou, sur un tout autre mode et à d’autres fins, en Belgique avec la « marche blanche », cette même année. L’internationalisation de l’assise (marche européenne pour l’emploi), des codes (statue de la Liberté place Tian’anmen) ou de la visibilité (les manifestants de Belgrade disposaient d’un site Internet) a reculé les frontières de l’opinion publique concernée et a décuplé ainsi la puissance de certains mouvements. Le droit de manifester s’est imposé sur la scène internationale comme la pierre de touche de la démocratie préservée lors de la rétrocession de Hongkong à la Chine, au même titre que le suffrage universel en d’autres circonstances. Cette pratique qui fait irruption sur la scène politique d’États en crise ou en redéfinition constitue, en France, une incontournable donnée de l’histoire politique et sociale du siècle écoulé.
C’est assurément avec la Révolution, soit il y a plus de deux siècles, que la rue s’est affirmée comme acteur majeur de la vie politique, susceptible de faire et de défaire les régimes dans les décennies ultérieures : en 1830, en 1848 et, sur un autre mode, en 1871 – au prix cette fois d’un échec qui n’a pas été sans conséquences sur la République renaissante. La « seconde naissance du suffrage universel », restauré en ses pleins droits en 1875, introduit cependant un point de non-retour dans l’histoire des rapports qui s’étaient ainsi noués entre le pouvoir et la rue. Elle entache l’action de celle-ci d’une illégitimité fondamentale et signifie le terme des révolutions ayant rythmé le début du siècle. Pour des raisons sur lesquelles cet ouvrage se propose de revenir, la rue ne joue désormais plus aucun rôle dans l’émergence ou la disparition des régimes qui se succèdent. Elle n’en demeure pas moins susceptible de peser de manière décisive sur certaines crises politiques ou d’en précipiter d’autres. En 1968 en dernier lieu. Elle conserve donc une fonction politique qui, pour occasionnelle qu’elle soit, n’en reste pas moins puissante. C’est de cette fonction politique conservée, de ce qu’elle révèle de l’essence nouvelle des mouvements de la rue devenus « manifestations » dont il sera ici question.