L'été meurt jeune
Eté 1963, dans un village des Pouilles. Primo, Mimmo et Damiano, trois garçons de douze ans, passent le temps comme ils le peuvent dans les ruelles écrasées de soleil de leur quartier. La vie n'est pas simple, pour ces amis inséparables : le père de Primo est mort, celui de Mimmo est à l'asile, celui de Damiano interdit à sa femme de quitter la maison. Et lorsqu'ils quittent leurs foyers, c'est pour se trouver confrontés à une bande d'ados qui s'amuse à les tourmenter et à les humilier... Seulement, cet été-là, les trois garçons décident de ne plus se laisser faire. Ni par ces imbéciles d'ados ni par personne d'autre. Ils font un pacte, un pacte de sang, mais ignorent alors qu'un terrible engrenage vient de s'enclencher, qui précipitera la fin de l'été et de leur enfance. Un premier roman bouleversant. Une écriture à la beauté sauvage. Une poignante histoire d'amitié.
Extrait
C’était la douleur qui lui avait fait perdre la tête, alors qu’il était encore à califourchon sur le portail, avec les mains de Sabino Canosa qui, d’en bas, pressaient sa cuisse nue sur le métal chauffé au rouge par le soleil de midi. Il s’amusait, Canosa; relâchait sa prise pour que la peau de la jambe de Mimmo se détache du métal, et il l’écrasait à nouveau, en augmentant graduellement l’intensité et la durée de la pression.
Puis la chaleur avait atteint le cœur de la chair de Mimmo, et mon ami avait perdu le contrôle, la volonté. Sa langue s’était déliée. Il les avait dits, ces mots, et ne pouvait plus revenir en arrière.
« Lâche-moi, putain de ta mère ! »
Sabino cessa de rire comme il cesse de pleuvoir, parfois, l’été : d’un coup. Il attendit que Mimmo ait passé l’autre jambe par-dessus le portail; alors, en un éclair, il saisit sa cheville des deux mains et le jeta à terre avec violence. Mimmo tomba dans les graviers et s’écorcha les genoux; Sabino l’attrapa par les cheveux et le traîna sur le chemin comme un sac, tandis que Mimmo essayait de se mettre debout, trébuchant, tombant, ses plaies à vif râpant le sol poussiéreux. Canosa le souleva, toujours par les cheveux, et de sa main droite lui flanqua une gifle foudroyante, à lui dévisser la tête.
Mimmo s’écroula, mains en avant pour que son visage ne heurte pas les graviers ; Sabino ramena un genou vers sa poitrine et du pied lui écrasa la main. Mon ami lança un hurlement guttural, retira ses doigts et les serra dans son autre main. Il oscilla, berçant la douleur contre son cœur et pleurant en silence.
Sabino le regardait de haut, comme s’il était un insecte. Il enfonça à nouveau ses doigts dans la chevelure d’ange de Mimmo et tira fort en arrière.
« gros tas de merde. Ma mère, tu ne dois même pas prononcer son nom. Ma mère, c’est une sainte. »
Des gouttes de salive giclaient sur le visage terrorisé de Mimmo. Puis Sabino tendit le bras et lui assena une autre gifle, de haut en bas.
Je ne pouvais qu’observer. Cosimo et Salvatore m’immobilisaient. Je sentais l’odeur métallique de leur sueur. Si Damiano était là, pensais-je, si seulement Damiano était là.
Il y eut un échange de signes et de regards, puis Salvatore se plaça derrière Mimmo. Sabino recula, comme pour l’étudier. D’un geste précis et méthodique, il remonta le bord inférieur du tee-shirt de Mimmo et l’enroula sous son menton. Le ventre blanchâtre et proéminent de mon ami était livré aux yeux de tous, telle une faute.
J’entendis le sifflement de la ceinture en cuir qui glissait dans les passants du short de Sabino, puis le double claquement quand il la tendit entre ses mains.
Mimmo et moi ne faisions que regarder la partie de football qui se déroulait sur un terrain vague caillouteux brûlé par le soleil — un terrain de foot improvisé devant la villa de Potito Capece, deux tas de pierres en guise de poteaux, Sabino et Cosimo qui se passaient la balle et tiraient dans les buts sans filet que Salvatore défendait en se balançant d’une jambe sur l’autre. Puis le ballon qui s’envole au-delà du mur d’enceinte de la villa, Sabino qui ordonne à Mimmo d’aller le récupérer. Mimmo qui obéit parce que l’ordre vient de Sabino Canosa, quinze ans, le corps solide et trapu d’un taureau, mais également parce qu’il y trouve son compte : ce n’est pas n’importe quel ballon. C’est une relique. Mimmo avait l’opportunité de le toucher, le ballon qu’un omar Sívori, telle une apparition surgie du néant dans notre village perdu du gargano, avait dédicacé à Sabino quelques jours plus tôt.
Sabino brandit sa ceinture et donna un premier coup sur le sol, tel un dompteur. D’instinct, Mimmo plissa les yeux. Sabino replia la ceinture sur elle-même.
« Fouette-le, ce porc ! » exulta Cosimo dans mon dos, et j’en profitai pour échapper à sa prise. Je courus vers Mimmo, mais Cosimo m’attrapa le poignet, me retourna et me colla son poing au creux de l’estomac.
Je tombai à genoux. L’oxygène abandonna mes poumons.
Je sentis les mains de Cosimo qui me soulevaient de terre, ses bras qui enserraient à nouveau mes épaules. J’essayais d’aspirer de l’air — en vain. Je vis le bras de Sabino fléchir, la ceinture s’abaisser et heurter le ventre nu de Mimmo. Il émit un cri rauque qui déchira sa gorge, mais ce n’était que le début. Les yeux écarquillés et pleins de haine, Sabino entama une flagellation effrénée. Les coups, de plus en plus violents, déferlaient à intervalles toujours plus rapprochés. Les cris de Mimmo retentissaient, atroces, primitifs. À mesure qu’il suait, Sabino, qu’il perdait de l’énergie, il gagnait en force. Son corps et son bras étaient parfaitement coordonnés, il frappait avec une fluidité forcenée. Ce n’était plus un jeu sadique; même plus une punition, ni l’exercice grisant d’une violence gratuite. C’était au-delà de la haine. Si personne n’était intervenu, Sabino ne se serait pas arrêté.
Soudain un filet d’air trouva le chemin de mes poumons ; je sentis mon estomac se contracter violemment et un flot acide jaillit de ma gorge.
Cosimo me repoussa, écœuré, mais là où certains cèdent au dégoût, Sabino voyait des opportunités. Il jeta sa ceinture, arracha Mimmo à la prise de Salvatore et le traîna par les cheveux jusqu’à la flaque formée par mes sucs gastriques. Il me regarda : la cicatrice qui zébrait sa joue gauche, juste sous son œil, luisait de sueur.
« Lèche », dit-il en s’adressant à Mimmo. Mais c’était moi qu’il regardait. Il avait une exaltation nouvelle dans les yeux. Il pressa sa main contre la nuque de Mimmo et essaya d’approcher son visage du vomi, mais Mimmo tendait les muscles de son cou, il résistait vaillamment.
« Lèche ! » ordonna Sabino, et il lui donna un coup de pied dans le flanc.
on entendit un hurlement; Canosa se tourna vers les ruelles. Avant de le laisser partir, il cracha au visage de Mimmo.
Don gerardo courait dans notre direction en tenant sa soutane entre ses doigts, et quand il nous rejoignit, il battit l’air de ses jambes maigres pour disperser Sabino et ses amis comme s’ils étaient des chiens errants. Ils s’éloignèrent tous les trois en riant et gesticulant.
« Vauriens », murmura le curé en essuyant avec un mouchoir la sueur sur son front. « Tout va bien ? »
J’acquiesçai, en m’efforçant de ne pas croiser son regard. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas être obligé de le remercier.
Je m’approchai de Mimmo. Il pleurait tout bas, marmonnait des paroles insensées — son tee-shirt enroulé sous son cou, son ventre meurtri. De la main, j’essuyai la salive de Sabino sur son visage. Secoué de sanglots, Mimmo glissa mécaniquement ses doigts dans la poche de son short, et en extirpa une petite fiole en plastique. elle contenait de l’eau bénite, cadeau de sa mère pour son douzième anniversaire ; Mimmo ne s’en séparait jamais. Il voulait juste s’assurer qu’elle était encore là, car il la remit aussitôt dans sa poche et se dirigea vers les ruelles, les yeux noyés de larmes.
Je lui pris le bras avec douceur et Mimmo s’arrêta. Je déroulai son tee-shirt, lentement, et couvris son ventre.
Nous quittâmes le terrain vague tandis que don Gerardo, immobile et muet, ne nous lâchait pas du regard.