Adam & Eve

Auteur : Arto Paasilinna
Editeur : Denoël
Sélection Rue des Livres

Aadam, modeste entrepreneur, est le génial inventeur d'une nouvelle batterie automobile ultralégère et très puissante appelée à bouleverser l'économie mondiale. Avec l'aide d'Eeva, une avocate, il en dépose le brevet et commercialise son invention. L'entreprise Adam & Eve, américanisation oblige, est née. Le succès ne tarde pas et Aadam prend goût à une vie de généreux nabab. Mais cette existence idyllique s'assombrit rapidement. Eeva, portée sur la bouteille, ne l'aide guère à déjouer les pièges d'un tueur à gages sicilien envoyé à ses trousses par un concurrent jaloux...

Traduction : Anne Colin du Terrail
19,90 €
Parution : Novembre 2019
Format: Poche
272 pages
ISBN : 978-2-2071-4285-1
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Extrait

L’accident, une fois de plus, secoua tout tattarisuo. Sous la force de l’explosion d’hydrogène, Aadam rymättylä fut projeté, bleu de travail fumant, hors du laboratoire de son atelier d’entretien de batteries automobiles.
Le bâtiment en tôle d’acier vibrait sur ses bases, un fracas de verre brisé résonnait à l’intérieur, de la double porte béante s’échappaient des nuages de fumée et de vapeur. Aadam cracha la suie de ses poumons. Son visage rougi était maculé de noir, ses oreilles tintaient, son cœur battait la chamade. Le premier choc passé, il s’assit sur le perron de son entreprise, sortit de sa poche un paquet de cigarettes sans filtre, en alluma une et tira une profonde bouffée. il ferma les yeux et se concentra :
« Putain de printemps ! »
On était en effet en avril, la terre dégelait, les flaques d’huile des tristes allées de la zone industrielle de tattarisuo luisaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le long des fossés, des buissons de saules poussiéreux bourgeonnaient. Les oiseaux migrateurs n’avaient pas encore fait leur apparition, on entendait croasser des corbeaux dans la forêt bordant les entrepôts de brocante. C’était aussi, en un sens, un concert printanier, en phase avec le décor.
Aadam rymättylä était un petit entrepreneur d’une bonne quarantaine d’années, au physique très finlandais. Grand, massif, la poigne vigoureuse, visiblement déjà maintes fois éprouvé par la vie.
L’hiver et le début du printemps avaient été difficiles pour lui. Le chiffre d’affaires de son atelier d’entretien de batteries s’était effondré, la crise avait laminé son activité déjà modeste. Seuls les taux d’intérêt et le montant de ses dettes atteignaient des sommets. Les ventes de voitures avaient chuté, et la demande de batteries diminué d’autant. Aadam rymättylä avait tenté de se diversifier en réparant et en montant des pots d’échappement, mais ce n’était pas non plus très rentable. Sa qualification d’électrotechnicien, obtenue dans les années 1970, lui avait aussi permis de réaliser des installations électriques. Si, au total, son entreprise, les Accus Aadam, s’en sortait encore plus ou moins, elle chancelait malgré tout au bord du gouffre et, si aucun regain d’activité ne se profilait dans le secteur avant l’été, ce serait la faillite. L’affaire tournait depuis dix ans, à force de travail acharné, mais aujourd’hui, même les plus furieux efforts ne suffisaient plus. Les clients soudaient eux-mêmes leurs pots d’échappement rouillés, entretenaient leurs batteries, changeaient les relais et branchaient les câbles électriques de leurs voitures.
Après avoir tiré encore quelques longues bouffées de sa cigarette, Aadam rymättylä monta les marches pour retourner, découragé, à l’intérieur du bâtiment. un petit vent frais chassait les vapeurs et les fumées par les fenêtres en miettes. L’atelier proprement dit mesurait sept mètres sur sept, pour une hauteur d’environ quatre mètres. On pouvait y accueillir non seulement des véhicules de tourisme, mais aussi un certain nombre de poids lourds.
tout de suite à droite en entrant, il y avait un petit bureau, avec en enfilade, jouxtant l’espace principal, des sanitaires d’à peine une dizaine de mètres carrés et, derrière eux, dans le coin du bâtiment, une minuscule pièce d’habitation où Aadam rymättylä logeait depuis l’automne précédent. il avait alors été contraint de vendre son appartement, à tikkurila, pour rembourser une partie des dettes des Accus Aadam et régler les arriérés des pensions alimentaires qu’il était tenu de payer depuis son divorce, vieux de cinq ans. il avait été toute sa vie un homme à femmes. une ribambelle de preuves vivantes l’attestaient, dont les trois enfants qu’il avait eus de sa dernière épouse : Liisa, tauno et Leena, âgés respectivement de treize, onze et huit ans. Fruits de ses amours avec une autre, de pétulantes triplées, Anneli, Annikki et Aulikki, avaient aussi vu le jour cinq ans plus tôt. L’aîné, Pekka, avait quant à lui fêté son vingt-cinquième anniversaire et officiait comme garde-frontière au poste de Naruska, dans la commune de Salla, en Laponie. L’amour a un prix : une telle bande d’enfants consomme d’énormes quantités de nourriture et de vêtements. Le chef d’entreprise avait été condamné en justice à verser des pensions alimentaires si lourdes qu’on aurait pu les croire fixées par les plus avides des experts fiscaux communaux. Aadam rymättylä s’en était sorti pendant les mois d’hiver grâce à l’argent tiré de son appartement, mais il lui fallait absolument, ce printemps, dégoter de nouvelles sources de revenus.
Au fond du bâtiment, dans le coin à gauche, se trouvait un local de dix mètres carrés où étaient entreposées des batteries. Sous son plancher, les rats qui régnaient sur les hangars des brocanteurs de tattarisuo avaient creusé des nids et des galeries où ils menaient une vie prolifique. ils organisaient des réunions de famille impromptues et régalaient leurs invités des provisions d’Aadam rymättylä. ils avaient rongé des trous dans sa glacière et volé plusieurs fois son déjeuner. ils avaient aussi sans vergogne, la semaine précédente, renversé un carton de lait fermenté mis au frais entre les doubles fenêtres, et tout salopé. Leur porte d’apparat s’ouvrait sous le sol de béton du quai de chargement. Là, ils accueillaient leurs visiteurs, familiers ou autres, en général de nuit, quand non seulement les humains, mais aussi les rongeurs ont l’esprit à la fête.
À côté de la réserve de batteries se trouvait un laboratoire, un peu plus grand. C’était de là qu’Aadam, quelques instants plus tôt, avait été propulsé dehors par la force de l’explosion, plus à travers les airs que sur ses propres jambes.
La présence d’un laboratoire dans un simple atelier à tout faire n’avait en fait rien d’indispensable. L’entretien d’une batterie est aussi bien en théorie qu’en pratique un travail plutôt simple, tout comme la réparation d’un pot d’échappement ou d’autres bricoles de ce genre. Aadam rymättylä en avait néanmoins installé un, et l’avait équipé de tous les appareils et instruments nécessaires. il cherchait, pour passer le temps, à développer un nouveau modèle de batterie, plus léger. En ces temps de crise, les journées avaient tendance à paraître longues, car les clients ne se pressaient pas vraiment à la porte.
Aadam prenait son travail d’inventeur au sérieux, même s’il prétendait, en public, ne s’y livrer que par pur plaisir, pour s’amuser. il aimait à s’imaginer que s’il parvenait à concevoir une nouvelle batterie ultralégère, cela marquerait un tournant dans le développement de l’humanité entière. il resterait dans l’histoire, un peu comme thomas Alva Edison, qui avait, en plus de bien d’autres choses, inventé l’accumulateur nickel-fer. Aadam se sentait des atomes crochus avec cet infatigable expérimentateur et industriel à succès. même leurs jeunes années avaient des points communs. À l’instar d’Edison qui, à l’âge de quinze ans, avait parcouru les États-unis en travaillant comme télégraphiste, Aadam rymättylä avait exercé le métier d’électricien sous le rude climat nordique. il avait été pendant des années technicien d’entretien dans une usine de batteries, tout comme Edison ingénieur à la Western union...
Fondamentalement, l’invention d’une forme de stockage de l’électricité à la fois légère et rationnelle serait presque aussi fabuleuse que celle de l’accumulateur.
Aadam rymättylä n’était pas un chercheur tout à fait novice. Pendant son service militaire, il avait conçu une mine antipersonnel révolutionnaire, qui avait pour caractéristique perverse de ne pouvoir être démontée sans exploser. Aadam avait tenté d’obtenir des royalties pour l’invention de cette arme diabolique, mais le commandant du génie militaire, un général de brigade borné, avait déclaré tout net qu’aucune armée, nulle part dans le monde, n’avait jamais rien payé pour des secrets militaires, qui étaient gratuits depuis la nuit des temps.
Au cours de sa formation de sous-officier de réserve, l’élève rymättylä avait aussi inventé, à ses heures perdues, une mitrailleuse à double canon dotée d’une cadence de tir théorique phénoménale, deux mille sept cents coups par minute, selon ses calculs. L’idée était de relier le dispositif de verrouillage de l’arme à un vilebrequin, à la manière d’un piston dans un moteur à combustion. Le mouvement rotatif aurait pour effet d’augmenter la cadence de tir et d’empêcher l’arme de s’enrayer, avait supputé l’élève rymättylä en exposant ses conclusions à son chef de brigade. Son invention lui avait valu d’être transféré pour quelques semaines à l’arsenal de la division afin d’y dessiner les plans de la nouvelle arme, jusqu’à ce qu’il s’avère que sa découverte n’en était finalement pas une. Les Japonais avaient en effet, dès 1905, doté un canon de marine de ce même mécanisme. La cadence de tir était certes remarquable, mais les ouvrages spécialisés indiquaient qu’il était difficile de cesser le feu : le mitrailleur ne se taisait qu’une fois ses munitions épuisées. Ce type de verrouillage à vilebrequin était donc extrêmement efficace, mais avait pour défaut rédhibitoire de rendre l’arme imprécise : en action, elle vibrait et tressautait, aussi agitée de trépidations qu’un moteur de voiture.

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