Suite française: Version inédite
Écrit dans le feu de l'Histoire, Suite française dépeint presque en direct l'exode de juin 1940, qui brassa dans un désordre tragique de nombreuses familles françaises. De son village de Saône-et-Loire où elle est réfugiée, Irène Némirovsky traque les innombrables petites lâchetés et les fragiles élans de solidarité d'une population en déroute. Au fil de l'écriture et de l'avancée allemande, son roman se fait le miroir inquiétant du quotidien d'un pays sous le joug, jusqu'à ce que la réalité dépasse tragiquement la fiction lors de son arrestation en juillet 1942.
Ainsi la grande Histoire précipite-t-elle le destin de la romancière et, avec lui, celui de Suite française. Son manuscrit inachevé, ses notes et nombreux écrits sont confiés à ses enfants dans une précieuse valise. Des années plus tard, sa fille, Denise Epstein, en exhume le roman Suite française. Il existait cependant deux versions de la fameuse suite romanesque: une version brute, originelle, la toute première (Denoël, 2004), et puis une seconde remaniée, plus ramassée, plus aboutie, celle que l'auteure envisageait de publier.
Enrichie d1une présentation remarquable retraçant la genèse du roman, cette version inédite de Suite française, plus acide et mordante, révèle une romancière implacab!e et passionnée, habile à capter les travers et faiblesses de chacun, témoin, rnalgré elle, du pire de notre humanité.
Édition de Teresa Lussone et Olivier Philipponnat
Extrait
Au premier souffle des sirènes les lumières de Paris, rares et peureuses, camouflées de bleu, vacillaient et s’éteignaient comme des bougies sous le vent. Ceux que la tiède nuit de printemps empêchait de dormir, les malheureux et les malades, les amoureuses dont l’homme était parti, les mères qui reposaient dans les ténèbres leurs yeux brûlés de larmes et leurs cœurs lourds, entendaient monter de l’horizon une aspiration profonde, puis un son gémissant comme le soupir qui sort d’une poitrine oppressée. Le ciel enfin s’emplissait de clameurs. Des hommes rêvaient de la mer qui pousse devant elle ses vagues et ses galets; d’autres de la tempête qui secoue les forêts en mars ou d’un troupeau de bœufs qui court lourdement en ébranlant le sol de ses sabots. Mais le sommeil cédait. On ouvrait avec peine les yeux. On demandait :
— C’est l’alerte ?
— Ça m’est égal. Je reste dans mon lit, j’ai pas peur. Ils bombarderont pas par ici, disaient des femmes.
— Tout de même, il suffit d’une fois, répondaient les plus vieilles; elles glissaient leurs papiers de famille, leur livret de la Caisse d’Épargne, la photo de leur soldat dans une enveloppe, entre leurs seins. Certains, après avoir fermé les fenêtres et les volets, se recouchaient en bâillant. Les nouvelles de la guerre étaient mauvaises. On n’y croyait pas : « Qu’est-ce qu’on peut y comprendre ? Les uns disaient blanc, les autres noir, vous y comprenez quelque chose, vous?» – «Ça allait aussi mal en 14», soupiraient les Parisiens. Il y avait moins de scepticisme ou de fatigue dans leurs propos que d’espoir obstiné. À la lumière d’une lampe de poche on habillait les enfants. Les mères soulevaient à pleins bras les petits corps lourds et tièdes : «Viens. N’aie pas peur. Ne pleure pas. C’est l’alerte. »
Dehors, sous ce ciel doux et transparent, chaque maison était visible, chaque toit miroitait, chaque rue apparaissait, bleuâtres entre les trottoirs d’argent éclairés par les étoiles. On distinguait même la diffuse blancheur des fleurs des marronniers. Le printemps, de ses nuits lumineuses narguait la prudence humaine. Quant à la Seine, elle semblait concentrer en elle toutes les lueurs éparses ; elle les captait ; elle les faisait jouer dans ses flots. D’en haut on devait la voir couler comme un fleuve de lait. Elle suffirait à guider les avions ennemis, murmuraient les uns avec crainte. Les autres affirmaient que c’était impossible. En réalité, on ne savait rien.
Les sirènes s’étaient tues. L’ennemi approchait. À travers les verrières qui protégeaient les escaliers de service dans les immeubles neufs, on voyait descendre une, deux, trois petites flammes : les habitants des sixièmes fuyaient ces dangereuses altitudes ; ils tenaient devant eux leurs lampes électriques qu’ils ne camouflaient pas malgré les règlements et qui brillaient dans l’ombre : « Mais j’aime mieux ne pas me casser la gueule dans l’escalier. Tu viens, Emma ? » On baissait instinctivement la voix, comme si l’espace se fût peuplé tout à coup de regards et d’oreilles hostiles. On entendait battre, les unes après les autres, les portes refermées. Dans les quartiers populeux, il y avait toujours foule dans le métro et dans ses abris à l’odeur de salpêtre : les pauvres avaient besoin les uns des autres ; ils voulaient se sentir les coudes, gémir, rire ou expirer en commun. Les bourgeois demeuraient chez eux, dans leur maison, près de la cage de l’ascenseur, l’ouïe tendue vers les éclatements et les explosions qui annonceraient la chute des bombes; alors seulement ils se précipiteraient vers les caves, pensaient-ils. Ils dressaient le cou comme des bêtes inquiètes quand s’approche le bruit de la chasse, au fond des bois. Ils gardaient jusque dans le péril mortel le souci du décorum, du quant-à-soi et l’horreur de la promiscuité. Les femmes avaient pris soin de se coiffer, de mettre leurs ceintures.
Cependant le jour allait bientôt paraître; un rayon pervenche et argent glissait sur les tours de Notre-Dame, sur les parapets des quais, sur les pavés des rues. Les coups de canon de la défense passive retentissaient, et chaque vitre tremblait et sonnait en réponse. Des enfants naissaient dans les chambres chaudes dont on avait calfeutré les fenêtres afin qu’aucune lumière ne filtrât au dehors et leurs pleurs faisaient oublier la guerre aux femmes. De même aux oreilles des mourants ces coups de canon semblaient faibles et sans signification aucune, un bruit de plus dans cette rumeur sinistre et vague qui assaille l’agonisant comme un flot. Des petits, collés contre le flanc chaud de leur mère, dormaient paisiblement et faisaient avec leurs lèvres un clappement léger comme celui d’un agneau qui tète. Abandonnées pendant l’alerte, les charrettes des marchandes de quatre saisons demeuraient dans la rue, chargées de fleurs fraîches, de bouquets de violettes sombres, de narcisses et des premières roses. Le sommeil montait, tout rouge encore, dans un firmament sans nuages. Un coup de canon fut tiré, si proche de Paris à présent que les oiseaux s’envolèrent du haut de chaque monument. Tout en haut planaient de grands oiseaux noirs, invisibles pendant le reste du jour; ils étendaient vers le soleil leurs ailes robustes qui ne palpitaient pas dans l’air, mais s’étendaient, droites et calmes. Puis venaient les beaux pigeons bleus, gras et roucoulants, et les hirondelles. Un merle sautillait tranquillement dans la rue déserte. Au bord de la Seine, chaque peuplier portait une grappe de petits moineaux bruns qui piaillaient de toutes leurs forces. Du fond des caves on entendit enfin un appel très lointain, amorti par la distance, une sorte de fanfare à trois tons. L’alerte était finie.