Mon nom était écrit sur l'eau

Auteur : Olivier Bleys
Editeur : Denoël

Mon nom était écrit sur l'eau « je me rappelle son nom : Pétrelle. Un homme de haute taille, soixante-quinze ans, moustache grise, forte pomme d'Adam, teint maïs de fumeur, cancer du poumon. Ma soeur avait noué la cravate assez bas, pour cacher le vilain trou de la trachéotomie. Le mort portait une perruque, la famille savait-elle ? J'avais quinze ans. C'était la première fois que j'assistais à la toilette d'un mort. - C'est dégueulasse. »
Le jeune Gabriel Spautz a côtoyé la mort dès son plus jeune âge. À quatre ans, il rencontrait son premier macchabée. À six, il connaissait tous les cimetières de son petit pays. À quinze, c'était un habitué des convois funéraires. Robbe Spautz en est sûr : son fils lui succédera à la tête de l'agence Lumière-de-l'Est. Pourtant, Gabriel n'a pas la vocation. Au Centre de formation aux métiers du funéraire, ses certitudes vacillent. S'accrocher, par fidélité aux siens ? Quitter le métier, et trahir sa famille ?

18,00 €
Parution : Août 2020
240 pages
ISBN : 978-2-2071-6135-7
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Extrait

Juillet 1969
À Eisenkirch, l’été 1969 marqua le moment où de nombreux ménages branchèrent un poste de télévision – appareil dont bien peu de riverains, avant cette date, avaient senti la nécessité ou même compris l’usage.
Du jour au suivant, les maisons se hérissèrent d’antennes dites « trombones », récepteurs à la silhouette aiguë qui tenaient compagnie, sur les toits, aux girouettes roussies du siècle précédent. De tuile en tuile semblait sévir un genre de contagion. À peine quelqu’un avait-il planté son râteau que le voisin passait commande, de sorte que l’artisan installateur d’antennes, le seul qualifié des kilomètres à la ronde, enchaînait les chantiers sans plus descendre à terre.
Bientôt, tous les habitants d’Eisenkirch furent en mesure de capter le signal télévisé – tous sauf notre voisine, une vieille dame aveugle, qui n’y trouvait pas d’intérêt.
Cet engouement pour la télévision devait beaucoup à l’événement qui, cet été-là, confisqua à son profit l’actualité du monde entier, rejetant dans l’ombre d’autres morceaux d’histoire comme la nationalisation des banques indiennes ou la guerre éclair du Honduras : il s’agissait, bien sûr, du premier alunissage humain.
La mission Apollo XI eut un retentissement considérable, à Eisenkirch comme ailleurs. Les villageois se passionnèrent pour ce voyage dans les étoiles qui n’était pas, chacun le devinait, du même ordre que les péripéties quotidiennes. Face au prodige d’un vol vers la Lune, même les plus bornés sentaient un secret ébranlement. Une émotion les touchait qu’ils n’avaient jamais connue. C’était comme si une dimension nouvelle se fût ouverte au-dessus de leurs têtes. Le monde, d’un coup, leur paraissait plus vaste, mystérieux – plein de recoins et de vertiges.
« Tandis que j’empile des moellons, des hommes là-haut foulent le sol de la Lune... », songeait le maçon en plein travail. « Je laboure la terre, mais d’autres ratissent la poussière d’une autre planète ! » méditait le paysan dans son champ.
Pour savoir quel aspect revêtait la Lune à ce moment historique, j’ai consulté les éphémérides. Le 21 juillet 1969, la Lune âgée de six jours dévoilait son premier quartier. Ce matin-là, une moitié de notre satellite émergeait au regard des Terriens sous les rayons du soleil. Ravies à la nuit, de vastes plaines d’un gris soyeux gagnaient leurs contours : la mer de la Fécondité, la mer des Vapeurs, la mer du Nectar, la mer de la Tranquillité dont les astronautes allaient bientôt fouler la poussière.
Dans notre petit village du Luxembourg, personne n’en vit rien car le ciel était couvert. C’est ce que m’ont appris, cette fois, les archives météorologiques. Profitant du repli d’un anticyclone sur l’océan, une dépression avait grossi en suivant le 50e parallèle nord. Elle charriait des nuages bas qui déferlèrent des jours durant, poussés par des vents forts, sur le canton de Grevenmacher. Localement survinrent des orages d’une grande violence.
Mais l’on se souciait peu, à Eisenkirch, que la Lune fût visible ou non dans le ciel. On la verrait sur l’écran de télévision. Télé-Luxembourg promettait de retransmettre l’événement en direct. Ce serait, avertissait la speakerine, au prix d’une faible latence dans la succession des images. Elle détailla combien de kilomètres aurait couru le signal jusqu’aux antennes terrestres, une quantité à cinq zéros qui parut abstraite à bien des gens. Ma sœur Janelle, alors âgée de six ans, n’y comprit rien non plus. Le chiffre échappait à la mesure ordinaire des courses et des paysages, surtout pour des Luxembourgeois que leurs frontières serraient de tous côtés.
Les natifs d’Eisenkirch pouvaient, assez bien, se représenter les dix kilomètres qui les séparaient du village de Rollingen ou, à la rigueur, les quarante kilomètres qui les éloignaient de Longwy, en France. Quant aux trois cent quatre-vingt-quatre mille kilomètres entre la Terre et son satellite, ça ne disait rien à personne.
On n’en mesurait pas moins la prouesse que constituait la diffusion instantanée de l’alunissage ; une prouesse comparable, par son audace et sa technicité, à la réalisation du voyage lui-même. Comment ? On allait pouvoir, douillettement installés sur le canapé du salon, suivre les ébats des astronautes dans leurs scaphandres pressurisés ? Cette perspective laissait bouche bée les citoyens d’Eisenkirch.
Dans bien des familles, ce « programme historique » (les mots de la speakerine) avait suffi à justifier l’achat du récepteur. Ceux qui rêvaient d’une télévision en avaient tiré un argument décisif. Les autres s’étaient mis à convoiter, eux aussi, la possession d’un écran domestique. « Les premières images de la Lune ! Tu ne voudrais pas manquer ça ? » lançaient les épouses aux époux récalcitrants.
Papa, quant à lui, se laissa fléchir par ma grande sœur. Il n’avait pas prévu d’acheter un poste mais se rendit aux arguments de Janelle dont l’anniversaire tombait un mois plus tard. D’une excursion en auto dans la capitale, Robbe Spautz rapporta donc un meuble imposant, du gabarit à peu près des pompes à levier alors en usage dans les stations d’essence.
« Tu as acheté une armoire ? » réagit maman devant ce meuble non répertorié. « Non, c’est une cave à liqueurs », inventa papa, rougissant. De jolies portes en marqueterie fermaient la partie basse où, signala-t-il, « pourraient loger à l’aise les flacons d’apéritif ».
Maman ne fut pas dupe. Le meuble était bien trop gros pour servir seulement au rangement des bouteilles ; bien trop coûteux, aussi, jugea-t-elle à l’aveu de son prix. Et puis, il y avait cette lucarne bombée, du même verre épais que les aquariums, qui donnait au meuble son allure de cyclope.
Sans faire plus de mystère, papa brancha la télévision à la prise murale, connecta l’antenne et orienta vers l’écran les fauteuils du salon, auparavant tournés les uns vers les autres.
— Tu vas voir. C’est assez prodigieux. Le vendeur m’a fait une démonstration.
Un bouton fut pressé. Alors, des profondeurs du carreau monta une lueur qui, s’étendant rapidement en étoile à dix branches, finit par éclairer tout l’écran. Une image, d’abord floue et onduleuse, se stabilisa à la surface du verre. Au prix d’un petit effort, clignant un peu des paupières, chacun put reconnaître une femme en fichu noir qui trayait une vache au pré.
— Oh, c’est joli ! admira maman.
— Mais c’est tout gris ! protesta Janelle. Il y a des télévisions couleur, maintenant !
— De toute façon, les images de la Lune seront en noir et blanc. Et la Lune elle-même est grise. Dis-moi à quoi ça servirait, de regarder en couleurs un objet gris ?
Car tel était bien, insista Robbe, la raison d’être du récepteur de télévision et le motif unique de son acquisition : suivre les premiers pas de l’homme sur la Lune. Dès le spectacle fini, précisa-t-il, « nous débrancherons l’appareil, et nous le rangerons quelque part où ça ne gêne pas ». Peut-être dans la niche sous l’escalier, en compagnie des éditions périmées du bottin et d’autres inutilités, qu’on stockait là sans savoir pourquoi.
— Et le son ? Il n’y a pas le son ?
— Bien sûr que si. Il suffit de monter le volume.
Papa avoua cependant que le réglage du son dépassait ses
compétences. Après tout, il dirigeait une agence de pompes funèbres. Rien dans son métier ni dans ses courtes études ne l’avait préparé à l’installation d’un récepteur de télévision. Ce fut maman, plus dégourdie, qui identifia parmi les trois molettes de l’appareil celle qui agissait sur le son. Elle la tourna dans le sens des aiguilles d’une montre, comme on déverrouille un coffre-fort à combinaison.

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