Lecture facile
« Publier signifie mettre un livre dans les librairies. Et le vendre pour que les autres le lisent. Alors je serai écrivaine et vous serez mes lecteurs. C’est fou. C’est le plus fou qui m’est arrivé dans ma prostituée de vie. »
Marga, Nati, Patricia et Angels vivent ensemble dans un appartement d’un quartier populaire de Barcelone. Pour ces cousines « en déficience intellectuelle », comme l’administration les qualifie, chaque jour apporte son lot de condescendance et d’infantilisation. Féministe, désinhibée et férue de danse, Nati s’attire souvent des ennuis. Patri n’a qu’une crainte, se faire virer de l’appartement et perdre son indépendance, tandis que Marga cherche à squatter un autre habitat pour être libre d’aimer qui elle veut. Angels observe le tout et se lance dans le récit de leur vie à quatre en lecture facile.
Ce livre, aussi audacieux dans sa structure que dans son propos, est une charge féroce et drolatique contre le machisme, contre l’oppression, contre l’injustice. C’est aussi un roman qui célèbre le corps et la sexualité, le désir, la dignité de celles et ceux qui sont marqués par les stigmates de la « différence » et le pouvoir révolutionnaire du langage.
Cristina Morales est née à Grenade en 1985. Lecture facile est son quatrième roman et son premier traduit en français. Succès retentissant en Espagne, le texte a été qualifié de « phénomène » par une partie des critiques littéraires et a obtenu plusieurs prix importants. Cristina Morales est en outre membre de la compagnie de danse contemporaine Initiative Sexual Femenina et productrice du groupe punk At-Asko.
Extrait
Moi, j’ai deux portillons installés sur les tempes. Ils se ferment latéralement, comme ceux du métro, et me bloquent le visage. On peut se les représenter avec les mains, comme quand on fait coucou aux bébés. Elle est où maman ? Elle est où maman? Iciiiiiiii! Alors les mains s’écartent et le gamin éclate de rire. Mes portillons de tempes ne sont pas faits de mains, mais d’un matériau lisse, résistant et transparent, avec des bandes en caoutchouc sur les bords pour amortir la fermeture, et assurer une bonne étanchéité. Comme les portillons du métro. Bien qu’on puisse parfaitement voir ce qui se passe de l’autre côté, ils sont suffisamment hauts et glissants pour qu’on n’arrive ni à sauter par-dessus ni à passer en dessous. Quand mes portillons se ferment, un masque dur et transparent se pose sur ma figure, en me permettant néanmoins de continuer à voir et à être vue; dans ces cas-là, plus rien ne vient s’interposer entre moi et l’extérieur, même si, en réalité, l’information a cessé de circuler et que le masque laisse uniquement passer les stimuli indispensables à ma survie. Pour franchir les portillons du métro, il faut grimper sur la machine qui valide les titres de transport, et qui sert à la fois d’engrenage et de séparation entre une paire de portillons et une autre. Ça, ou se payer un ticket, bien sûr.
Parfois, mes portillons ne sont pas ce masque dur et transparent, mais une vitrine derrière laquelle je regarde quelque chose que je n’ai pas les moyens d’acheter, ou derrière laquelle c’est moi qui suis regardée par quelqu’un qui voudrait m’acheter. Et quand je parle de mes portillons, ce n’est pas au sens figuré. Je suis littérale, j’explique une mécanique. Petite, je ne comprenais rien aux paroles de chansons parce qu’elles étaient truffées d’euphémismes, de métaphores, d’ellipses, bref, de rhétorique dégoûtante, de cadres répugnants aux significations prédéterminées où «une femme avec une femme» ne veut pas dire deux femmes qui se baladent mais deux femmes qui baisent. Ce que ça peut être tordu, subliminal et rance... Si au moins ça disait « une femme collée à une autre femme ». Mais non, évitons de reconnaître que deux meufs sont en train de se lécher la chatte.
Mes portillons ne sont la métaphore de rien; je ne fais pas référence à une barrière psychologique qui m’extrairait du monde. Mes portillons sont visibles. Sur chacune de mes tempes, il y a une charnière rétractile. Et entre les tempes et les mâchoires, j’ai des rails permettant à chaque portillon de s’ouvrir et se refermer. Désactivés, ils sont rangés derrière et occupent chacun un revers de visage : demi-front, œil, demi-nez et mono-narine, joue, demi-bouche et demi-menton.
La dernière fois qu’ils se sont activés, c’était avant-hier au cours de danse contemporaine. La prof s’était fait six ou sept secondes de kif à danser toute seule, puis elle a répété la chorégraphie un peu plus lentement, pour nous autres qui devions la mémoriser avant de la reproduire. Elle a rappuyé sur play et elle s’est placée devant le miroir afin qu’on puisse la suivre. Moi, si elle va doucement, ça ne me pose aucun problème. J’exécute les mouvements avec une seconde de décalage, voire un peu moins, le temps de l’imiter du coin de l’œil et de me rappeler ce qui vient après, et je fais toujours ça intensément et scrupuleusement : ça me procure du plaisir et aussi l’impression de bien danser. Parce que oui, je suis une bonne danseuse. Mais cette fois-là, notre prof avait plus envie de danser peinarde que de nous apprendre à le faire, et moi je n’arrivais pas à suivre. Elle a compté cinq-six-sept-et-huit puis elle a démarré, les cheveux dans le vent qu’elle faisait souffler elle-même, en parlant par-dessus la musique, sans décomposer les pas. Activation immédiate de mes charnières rétractiles, glissement soigneux et silencieux de mes plaques de polyuréthane depuis le verso jusqu’au recto de mon visage, avant jonction finale. Je ne danse plus, je m’agite de mauvaise grâce. Je fais quelques pas à moitié, j’en saute d’autres, je copie sur les camarades qui y arrivent pour reprendre le train en marche, mais je finis par m’arrêter alors que les autres continuent, je m’adosse au mur et je les regarde. J’ai l’air hyper-concentrée sur l’assimilation de la chorégraphie, pourtant c’est tout le contraire. Je ne décortique pas en série de mouvements cette pelote emmêlée, je n’attrape pas le bout du fil pour éviter de me perdre dans le labyrinthe. Tout ce que je fais, c’est mumuse avec la pelote comme un chaton, en analysant la qualité des corps et des vêtements de mes camarades.