Leçons d'un siècle de vie
« Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie, et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa propre Voie. »
E.M.
À 100 ans, Edgar Morin demeure préoccupé par les tourments de notre temps. Ce penseur humaniste a été témoin et acteur des errances et espoirs, crises et dérèglements de son siècle. Il nous transmet dans ce livre les enseignements tirés de son expérience centenaire de la complexité humaine.
Leçons d’un siècle de vie est une invitation à la lucidité et à la vigilance.
Extrait
L’identité une et multiple
Qui suis-je? Je réponds : je suis un être humain. C’est mon substantif. Mais j’ai plusieurs adjectifs, d’importance variable selon les circonstances; je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-Patrie. Peut-on être tout cela en même temps? Non, cela dépend des circonstances et des moments où tantôt l’une tantôt une autre de ces identités prédomine.
Comment peut-on avoir plusieurs identités ? Réponse : c’est en fait le cas commun. Chacun a l’identité de sa famille, celle de son village ou de sa ville, celle de sa province ou ethnie, celle de son pays, enfin celle plus vaste de son continent. Chacun a une identité complexe, c’est-à-dire à la fois une et plurielle.
10 Leçons d’un siècle de vie Mon identité une et plurielle
La conscience de mon identité une et plurielle m’est venue progressivement. Mes parents immigrés n’avaient pas d’identité nationale. Ils avaient une identité ethno-religieuse sépharade et une identité de cité, Salonique, oasis paisible dans l’Empire ottoman depuis 1492, où la majorité de la population était juive. À la différence des Grecs, Serbes et Albanais conquis et colonisés par les Turcs, les Juifs y avaient été accueillis et ne subissaient ni exactions des janissaires ni persécutions des Ottomans. Une partie d’entre eux, venus de Toscane (Livourne) au début du xixe siècle, y avaient apporté les idées laïques, le capitalisme puis le socialisme. Aussi Salomon Beressi, mon grand-père maternel, était-il ouvertement libre-penseur et enseignait-il une morale sans Dieu à ses enfants. Mon père, jeune, ne rêvait que de Paris. La bourgeoisie sépharade de Salonique parlait le français en sus du vieux castillan, dit « djidio » de l’intérieur et judéo-espagnol de l’extérieur.
Né en France, je n’eus pas de nationalité étrangère en héritage. Mes parents avaient une identité de cité en halo derrière leur nouvelle identité française. Ils parlaient en famille le djidio, jamais avec moi, mais j’avais cet espagnol dans les oreilles. Je fus surpris en Espagne de comprendre en partie la langue et de la parler plus ou moins mal. Puis je fus très heureux de développer mon usage du castillan en Espagne et en Amérique latine. Cela éveilla en moi, qui me croyais descendant direct des expulsés de 1492 par Isabelle la Catholique, une identité espagnole – identité que de plus je peux revendiquer légalement, ce qui m’a été souvent officiellement proposé.
Je suis devenu français naturellement dans l’enfance puisque mes parents parlaient le français avec moi et, à l’école, mon esprit s’est approprié l’histoire de France. J’ai ressenti mienne cette histoire, avec des émotions fortes à l’évocation de Vercingétorix, Bouvines, Jeanne d’Arc, l’assassinat d’Henri IV, la Révolution, Valmy, la première campagne d’Italie, Austerlitz, Napoléon glorieux et Napoléon déchu à Sainte-Hélène, 1848, 1870, la Commune, la guerre de 1914-1918. Je n’étais nullement conscient des ombres de cette histoire, j’étais imprégné de ses victoires et de ses défaites, de ses gloires et de ses deuils. Et je pâtissais des souffrances subies, notamment durant la guerre de Cent Ans où la France faillit disparaître. C’est pourquoi, enraciné dans cette histoire, je me sens viscéralement français.
En même temps, je découvrais que j’étais juif.