Mort sur le gril: Crimes gourmands tome 6

Auteur(s) : Vanessa Barrot, Noël Balen
Editeur : Fayard

Ghislain Bergeton, un des critiques culinaires les plus brillants et redoutés de sa génération, vit désormais retiré dans le Vaucluse, où il vient de fêter ses 80 ans.
Laure Grenadier, rédactrice en chef du magazine Plaisirs de table est bouleversée d’apprendre la mort de son mentor, sauvagement assassiné. Elle décide alors de prendre ses quartiers en terre provençale avec son photographe Paco. De Ménerbes à Richerenches, d’Avignon à Lourmarin, ils partent à la recherche d’une vérité tapie entre broussailles et pierres sèches.
A l’ombre du mont Ventoux sommeillent des rancunes anciennes, de sourdes rivalités entre spécialistes de la presse épicurienne, querelles d’egos entre chefs et des agissements pour le moins suspects. Dans cette nature généreuse, où les vins ensoleillés côtoient huile d’olive et fruits confits, Laure et Paco s’acharneront à révéler les mystères dont le Luberon semble truffé.

15,00 €
Parution : Septembre 2019
168 pages
ISBN : 978-2-2136-8720-9
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Extrait

Le mont Ventoux se dressait au loin comme un pain de candi dont les cristaux ambrés semblaient saupoudrés de sucre glace. Depuis sa terrasse, Ghislain Bergeton embrassait du regard toute la vallée du Calavon qu’effleurait un léger voile de brume. La tasse de thé, posée sur le muret de pierres sèches du promontoire, laissait échapper un filet de fumée. Ghislain en but une gorgée puis respira une bonne goulée d’air froid. Le climat piquant du mois de janvier était propice au recueillement et à la réflexion, loin des hordes estivales.
À quatre-vingts ans passés, jamais il n’avait autant ressenti ce besoin de solitude, cette absence au monde qu’il était venu chercher ici, sur les hauteurs de Bonnieux.
Ghislain était né dans le ventre de Paris, il y avait vécu avec passion, écumant les meilleures tables de la planète, croisant le talent des chefs les plus illustres, rédigeant des dizaines d’ouvrages de référence, mais c’est au cœur du Luberon qu’il avait enfin trouvé le refuge où il espérait s’éteindre en paix.
La veille au soir, il avait une fois de plus parcouru L’Ascension du mont Ventoux, ce texte de Pétrarque écrit en 1336 et qu’il aurait pu réciter par cœur tant il l’avait lu et relu. Le petit livre à la couverture jaunie ne quittait jamais sa table de chevet. Il lui suffisait de caresser le grain du papier, de grappiller une phrase au hasard et d’en dérouler le fil, une fois l’ouvrage refermé.
Ne pas avoir pris le temps d’escalader le « géant provençal » était un des regrets de Ghislain. Désormais trop âgé, le corps fatigué, il lui restait la lecture de ces pages admirables pour s’élever vers les sommets, exalter son esprit, se rapprocher de Dieu ou du moins transcender sa perception du monde visible. La lettre que le jeune moine avait adressée à Dionigi de Borgo San Sepolcro, son confesseur et professeur de théologie de l’ordre de Saint Augustin, représentait une forme d’idéal où l’on pouvait atteindre enfin l’oubli de soi-même.
La nuit avait été courte, entièrement occupée à classer des milliers de fiches bristol sur lesquelles était consigné son travail depuis plus de cinquante ans. Portraits, réflexions, notices biographiques, repères signalétiques, adresses confidentielles, rapports ministériels, études scientifiques, critiques inédites, communiqués officiels, indications topographiques, articles publiés, avis intimes et réflexions éparses, Ghislain se devait d’affronter un demi-siècle de recherches et de souvenirs s’il voulait remettre son manuscrit avant l’été prochain. Le premier volume était déjà rédigé. Sur les huit cents feuillets, il ne manquait que les notes de bas de page, quelques dates à vérifier et certaines orthographes de noms propres à corriger.
En revanche, le second tome nécessitait encore plusieurs mois de rédaction. Le plan en était établi et peu d’éléments seraient susceptibles d’en changer la structure. Mais il convenait de s’astreindre à une discipline d’écriture stricte et d’en soigner le style pour renforcer l’effet de certaines révélations qu’il envisageait de dévoiler. Plusieurs mois d’insomnies devraient être nécessaires avant de venir à bout de ce chantier.
Ghislain Bergeton but le fond de la tasse de thé déjà refroidi, une bouffée de vapeur glacée s’envola entre les feuilles d’un laurier palme. Il quitta la terrasse pour se diriger vers l’appentis où étaient entreposés les sarments ramassés dans les vignes du domaine de la Citadelle. Ce midi, il se sentait d’humeur carnivore. Il avait envie, ou plutôt ressentait-il un besoin impérieux de mordre dans de la chair tendre. Une belle tranche de quasi de veau pesant presque un demi-kilo l’attendait au réfrigérateur. Il faudrait la cuire à vif, guère plus de huit minutes, afin de la déguster rosée à cœur.
Au dîner, il s’accommoderait des restes et mangerait probablement la viande froide avec une moutarde à la provençale qu’il avait lui-même concoctée avec du basilic, de l’ail, des poivrons écrasés, un peu de tomate et du paprika. Pour l’heure, il s’attacha à préparer le feu, froissa en boule du papier journal, délia le fagot de sarments qu’il déploya en gerbe. Puis il plaça trois bûches de chêne et craqua une allumette.
Tandis que le brandon s’élevait en torche dans un épais nuage d’escarbilles, il monta l’escalier qui courait le long de la bâtisse et menait à la cuisine. Il sortit la pièce de veau de son emballage, la déposa sur une assiette et saisit une cuillère en bois pour vérifier la cuisson des topinambours qui allaient accompagner le quasi. Il en ferait une bonne purée épaisse agrémentée d’un soupçon de beurre doux, d’une pointe de lait cru et d’une pincée de sel.
Il resta un long moment devant la casserole, remuant régulièrement les tubercules tout en regardant par la fenêtre les flammes s’affaisser peu à peu dans le foyer en moellons de pierre ocre. Il était temps de procéder à la cuisson de la viande. Il sortit un vieux plateau marqueté pour la déposer ainsi que des pots d’aromates : origan, romarin, sarriette, thym et quelques graines de livèche dans un petit ramequin en grès.
Puis il redescendit dans le jardin en prenant garde de ne pas glisser sur les marches humides. Il commença à tisonner les braises jusqu’à obtenir un tapis rougeoyant. Il inséra la grille de métal et attendit qu’elle chauffât suffisamment pour y déposer le quasi de veau.
Alors qu’il s’apprêtait à saisir la longue fourchette à barbecue, il reçut un coup violent dans le dos, qui le projeta vers l’avant. Sa joue gauche échoua sur l’acier incandescent du gril et se mit à grésiller au-dessus des flammèches. Il y eut un cri rauque, très bref, aussitôt éteint par les dents de la fourchette qui se plantèrent dans sa nuque et traversèrent la gorge pour resurgir dans son palais. Un jet de sang épais bouillonna sur les braises.
Avant de rendre son dernier souffle, Ghislain eut la vision fugitive des hauteurs enneigées du mont Ventoux. Puis son corps s’affaissa lentement. L’ultime arôme qu’il put encore percevoir fut l’odeur aigre-douce et légèrement boisée de sa propre chair.

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