Idiss
Robert Badinter retrace le destin de sa grand-mère, Idiss, qui fuit l’empire tsariste pour se réfugier à Paris en 1912. Elle y vit les plus belles années de sa vie avant d’être rattrapée par les affres de la guerre et le nazisme.
Présentation de l'éditeur
J'ai écrit ce livre en hommage à ma grand-mère maternelle, Idiss.
Il ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l'Empire russe venus à Paris avant 1914.
Il est simplement le récit d'une destinée singulière à laquelle jai souvent rêvé.
Puisse-t-il être aussi, au-delà du temps écoulé, un témoignage d'amour de son petit-fils.
Robert Badinter retrace le destin de sa grand-mère, Idiss, qui fuit l’empire tsariste pour se réfugier à Paris en 1912. Elle y vit les plus belles années de sa vie avant d’être rattrapée par les affres de la guerre et le nazisme.
Extrait
Avant la guerre, au temps de mon enfance, tous les vendredis, quand tombait la nuit, ma grand-mère Idiss allumait les bougies pour dire la prière du Shabbat. Elle ne requérait la présence d’aucun membre de la famille, pas même celle de mon frère et moi. Je me glissais furtivement dans la salle à manger pour l’observer. Un bougeoir à l’argent noirci était posé sur la cheminée. Les flammes tressautaient dans le miroir. Le lustre au-dessus de la table était éteint. Je voyais ma grand-mère la tête recouverte d’un châle blanc, balançant ses épaules au rythme de la prière en hébreu. Elle tendait ses mains grandes ouvertes vers la flamme et murmurait très vite à voix assourdie les paroles rituelles, comme un ruisseau à l’eau vive qui s’écoule. À la fin, elle s’inclinait, prononçait le omein1 ultime et se redressait lentement. Comme elle m’avait vu dans la glace, elle me faisait signe de venir l’embrasser. Je me précipitais dans ses bras. Alors, elle prononçait sur ma tête une bénédiction. Elle souriait. Le fil de la vie se déroulait entre nous. À quoi songeait-elle en ces instants-là, dans cet appartement petit-bourgeois de Paris où je suis né ?
Idiss, ma grand-mère maternelle, était née en 1863 dans le Yiddishland2, à la frontière occidentale de l’Empire russe. Elle avait connu la pauvreté, sinon la misère, des juifs des shtetels3 bessarabiens4. La prière du vendredi soir s’achevait par des remerciements au Seigneur qui lui avait donné du pain pour nourrir sa famille. C’était absurde dans sa condition actuelle. Mais la formule la rassurait. Dieu veillait sur sa famille, en France, comme jadis en Bessarabie. Idiss lui était reconnaissante de ses bienfaits, mais elle ne s’en étonnait pas. L’Éternel est juste, et Idiss avait eu sa part d’épreuves sur cette terre, là-bas, en Bessarabie. Et ici, dans ce pays étranger, rien n’avait été facile pour elle.
Aujourd’hui, ayant franchi son âge, je rêve à son passé qui est un peu le mien. Il m’émeut, mais j’en souris aussi, comme si un conteur d’histoires était assis devant moi et évoquait le destin de ma grand-mère, dans sa langue dont les accents ont bercé mon enfance.