Un étranger nommé Picasso

Auteur : Annie Cohen-Solal
Editeur : Fayard
En deux mots...

Comment, face aux aléas politiques du XXe siècle, traversant deux guerres mondiales, une guerre civile et une guerre froide, au sein d’une Europe déchirée par les nationalismes et dans une France xénophobe qui l'accueille mal, Picasso impose-t-il au monde son œuvre magistrale ?

28,00 €
Parution : Avril 2021
748 pages
ISBN : 978-2-2137-1144-7
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Présentation de l'éditeur

Pourquoi le 18 juin 1901 Picasso est-il « signalé comme anarchiste » à la Préfecture de police, quinze jours avant sa première exposition parisienne ? Pourquoi le 1er décembre 1914 près de sept cents peintures, dessins et autres œuvres de sa période cubiste sont-ils séquestrés par le gouvernement français pour une période qui dure près de dix ans ? D’où vient l’absence presque totale de ses tableaux dans les collections publiques du pays jusqu’en 1947 ? Comment expliquer, enfin, que Picasso ne soit jamais devenu citoyen français ? Si l’œuvre de l’artiste a suscité expositions, ouvrages et commentaires en progression exponentielle à la hauteur de son immense talent, la situation de Picasso « étranger » en France a paradoxalement été négligée. C’est cet angle inédit qui constitue l’objet de ce livre.

Pour l’éclairer, il faut exhumer des strates de documents ensevelis, retrouver des fonds d’archives inexploités, en rouvrir, un à un, tous les cartons, déplier chacune des enveloppes, déchiffrer les différentes écritures manuscrites. Alors tout s’organise autrement et le statut de l’artiste se révèle beaucoup plus complexe qu’on ne l’imaginait.

Un étranger nommé Picasso nous entraîne dans une enquête stupéfiante sur les pas de l’artiste surdoué, naviguant en grand stratège dans une France travaillée par ses propres tensions. On le voit imposer au monde son œuvre magistrale, construire ses propres réseaux et devenir un puissant vecteur de modernisation du pays. Un modèle à contempler et peut-être à suivre.

Extrait

Rencontre avec un « fiché S »

Les archives de la Préfecture de police de Paris sont accessibles à tous. Il suffit de prendre la ligne 5 du métro, de descendre à la station Hoche, puis de repérer son chemin à travers les méandres tristes et champêtres du Pré-Saint-Gervais, une petite commune de la banlieue nord, pour accéder à un bâtiment moderne qui, avec son « Entrée livraisons » et son « Entrée clients », évoque une usine des années cinquante. À l’accueil, le fonctionnaire de police établit la carte de lecteur aussi froidement que s’il s’agissait d’une demande de passeport et fournit la clé d’un casier gris, où l’on déposera manteau, sac et documents privés. Une fois la cote trouvée, muni de quelques pages de papier blanc et d’un crayon, on pénètre dans une verrière glaciale où, sous la surveillance de trois autres fonctionnaires de police, on est mis en présence d’un carton d’archives.

Je viens de faire connaissance avec un suspect. Avec un « étranger » qui, en octobre 1900, arrive à Paris pour la première fois, avant d’être fiché, toute sa vie, par la police parisienne : rapports, interrogatoires, cartes de séjour, photos d’identité, empreintes digitales, quittances de loyer, certificats de domicile, demande de naturalisation, sauf-conduit, enquêtes diverses, informations sur femme, fils, parents, amis, références de moralité, opinions politiques, adresses successives, correspondances où l’on retrouve préfets de police, mais également hommes politiques aussi haut placés que le ministre des Affaires étrangères ou le président du Conseil. À l’origine de ces documents, je n’ai repéré aucun crime, aucun délit, sauf celui de ne pas être français. Le timbre ESPAGNOL, en capitales, apposé sur certains textes, signale une différence, une exclusion, une suspicion, un stigmate.

Certaines phrases participent de la xénophobie ordinaire ou de la défiance politique : « Bien qu’âgé de 30 ans en 1914, il n’a rendu aucun service à notre pays pendant la guerre […]. Tout en s’étant fait en France une situation lui permettant, en tant que “peintre, soi-disant Moderne”, de gagner des millions (placés paraît-il à l’étranger) et de se rendre propriétaire d’un château situé près de Gisors, [il] a conservé ses idées extrémistes tout en évoluant vers le communisme. » Parfois, d’autres allégations reprennent de simples ragots : « Le 7 mai dernier, il a fait l’objet d’un rapport signalant que, dernièrement, alors qu’il se trouvait dans le café sis 172, Bld St Germain, il avait été pris à partie par un officier Polonais en civil, alors qu’il critiquait ouvertement notre pays et faisait l’apologie des Soviets. » Quelques énoncés présentent aussi des associations de suspicion hâtives : « [Il] est connu de nos services pour avoir été signalé comme anarchiste en 1905, alors qu’il demeurait 130 ter, Bld Clichy chez un de ses compatriotes également anarchiste et surveillé par la Préfecture de Police. » Certaines formulations décrivent encore cet « étranger » avec une rare condescendance : « La concierge de l’immeuble ne l’a jamais entendu émettre d’opinions subversives, du reste, il s’exprime très mal en français et peut à peine se faire comprendre. » Les dernières propositions, enfin, tranchent par un jugement sans appel, aussi définitif qu’une guillotine : « Cet étranger n’a aucun titre pour obtenir la naturalisation ; d’ailleurs, d’après ce qui précède, il doit être considéré comme très suspect au point de vue national. » N’est-ce pas toute l’histoire d’un pays aux prises avec ses propres fantômes que je vois, à l’occasion, défiler sous mes yeux ? « Je certifie sur l’honneur ne pas être juif, aux termes de la loi du 2 juin 1941 », écrit à l’encre rouge cet « étranger », deux ans plus tard, pour le renouvellement de sa carte de séjour le 30 novembre 1942.

« Stigmate » est bien le mot qui me hante, après ces quelques heures à manipuler une centaine de feuillets jaunis. Depuis des années que je pratique la recherche en archives, je suis convaincue que les archives parlent. De fait, ces archives nauséabondes m’ont donné une représentation inédite de l’individu qui m’intéresse, une image qui va bien au-delà des documents contenus dans l’ouvrage pourtant indispensable de Pierre Daix et Armand Israël1. Accablée dans le métro du retour, je regarde machinalement le nom des stations de la ligne 5 qui débute au sud de Paris avec « Place d’Italie. » Dans l’autre sens, vers le nord, après « Hoche », je lis « Église de Pantin », puis « Bobigny-Pantin-Raymond-Queneau », avant la dernière station. Elle porte le nom de « Bobigny-Pablo-Picasso ».
C’est précisément le nom du suspect dont je viens de consulter le dossier d’étranger no 74.664, constitué ici même il y a plus d’un siècle. Aujourd’hui, on dirait que c’est le dossier d’un « fiché S », c’est-à-dire le dossier d’un étranger activement surveillé par la police parce qu’il a été, à un moment, « soupçonné pour des raisons qui peuvent être très diverses de vouloir atteindre à la sûreté de l’État ».

Informations sur le livre