Que rien ne tremble
« Et je me demande par quelle fissure l’ombre pourrait entrer dans ma vie. » Virginia Woolf, Les Vagues
Le récit d’une femme à deux moments de sa vie de mère – au commencement et vingt ans plus tard. Mais où est la limite entre le rêve et la réalité ? Qui rêve ?
Sylvia est la maman de Colombe. Malgré ce prénom choisi pour la paix qu’il inspire, Colombe n’est pas l’enfant sage dont Sylvia rêvait. Colombe a un caractère de feu. Une énergie dévorante. Sylvia, au contraire, est introvertie ; elle a besoin de silence, de solitude. De contrôle. Mais la force de Colombe menace sans arrêt son équilibre, lui interdit tout repos, et finit par la terrasser.
Aujourd’hui, Colombe a vingt ans, et tout va bien. C’est une jeune fille épanouie, étudiante fêtarde et sportive, qui s’apprête à entrer en école de police comme elle l’a toujours rêvé. Sylvia a tout préparé pour que sa fête d’anniversaire soit parfaite. Et tandis que la journée passe, ses pensées divaguent. Le passé refait surface : les moments doux et les éclats de rire, mais aussi les colères et les cris… Puis ce terrible souvenir de « l’accident », quand Colombe avait quatre ans. Jusqu'à ce qu'une ombre s'immisce dans cette journée ensoleillée et fasse trembler la réalité...
La presse en parle
Ce roman troublant met au jour une mécanique de la violence aux allures de fatalité.
Raphaëlle Leiris, Le Monde des livres
Les mots de cette écrivaine talentueuse sur la face sombre de la maternité sont justes, dérangeants et salutaires.
Version Femina
Un voyage au bout de l’effroi d’une violence éberluée dans laquelle on se rend compte qu’on peut tous basculer.
Véronique Berkani - L'Alsace
Extrait
Réveil en tétanie. Dos en nage, cheveux trempés. Écarquillement des paupières. Vacillement des formes et des contours. Il lui faut plusieurs secondes pour percer l’obscurité et retrouver, comme à tâtons, la conscience des choses. La chaleur d’Antoine endormi à côté d’elle. Le radioréveil qui affiche cinq heures cinquante. La certitude que Colombe va bien, qu’elle est rentrée hier à la maison, et qu’aujourd’hui elle va fêter ses vingt ans.
Impossible de retrouver le sommeil. Elle se lève, un peu chancelante. La maison est encore tout endormie. Elle la traverse à pas de loup. Passe devant les chambres des grandes, depuis longtemps transformées en lingerie et chambre d’amis ; puis celle de Jacob, antre d’adolescent dans lequel elle n’a bien sûr plus droit d’entrer ; et enfin, celle de Colombe. Comme quand elle était bébé, elle entrebâille la porte juste pour s’assurer qu’elle respire. Dans l’obscurité, elle ne distingue rien d’autre qu’un amoncellement de frusques sorties d’une valise et un lit en bataille dans lequel tout son corps semble avoir été englouti. Mais en tendant bien l’oreille, elle peut percevoir le bruit de son souffle, quelque chose qui ressemble à une caresse.
Voilà, se dit Sylvia tout en refermant la porte derrière elle. La journée peut commencer.
Et pourtant, les restes du cauchemar, ce souvenir atroce de l’année de ses quatre ans, continuent de s’accrocher à elle comme des petites griffes. Tout en descendant l’escalier, elle a l’impression de tituber. Autour d’elle, la réalité semble ankylosée, légèrement désaxée. Une éternité qu’elle n’avait plus rêvé de ça. Voilà longtemps maintenant qu’elle se croyait débarrassée de ces images, comme si toutes ces années lisses et rassurantes avaient fini par colmater les brèches du traumatisme. Pourquoi tout cela lui revient-il en pleine face ce matin, alors que cette époque lui semble si lointaine à présent ?
Par un mécanisme réflexe, une façon quasi instinctive de reprendre le contrôle, Sylvia se raidit – et aussitôt se déroule dans sa tête toute la liste des tâches à exécuter, menu, décoration, derniers rangements avant que les invités n’arrivent. Dans quelques heures, le salon sera rempli ; des voix se mêleront de toutes parts, des tintements de couverts, des crissements de chaises, des éclats de rire. Debout au milieu du séjour, son café entre les mains, Sylvia essaye de superposer aux reliquats de la nuit les images de la journée qui s’annonce : Colombe rayonnante au milieu des invités, toute la famille rassemblée autour d’elle, et elle-même en hôtesse discrète et efficace, mère de famille comblée.
Elle fait glisser la porte coulissante qui donne sur la terrasse. Sous les mailles de son cardigan, ses épaules frissonnent. On est fin octobre ; les feuilles jonchent le jardin comme des éclaboussures ocre et rouges. Mais le soleil poudroie déjà entre les arbres. Ce sera une belle journée. S’il ne fait pas trop frais, on pourra peut-être s’installer ici, dehors, ne serait-ce que pour boire le crémant.
Pour les vingt ans de sa fille, Sylvia a tout prévu. Après plusieurs tergiversations, elle s’est finalement décidée : ce sera un buffet, façon brunch américain. Il y aura des tartes au potiron, des muffins au bacon, des gaufres et des bagels. Le traditionnel gâteau en pâte à sucre repose au frais depuis hier. Adèle et Rose apporteront des scones et des pancakes ; quant à « Mamie Blue », comme toujours, elle viendra avec un kouglof qui n’a rien d’américain, mais qu’on gardera pour le petit-déjeuner de demain.
Pour l’heure, tout est calme. Elle a encore un peu de temps avant de s’y mettre. Adossée au mur, sa tasse tiède entre les mains, elle s’attarde à regarder son jardin qui s’étend devant les vignes. Oui, ce sera une belle journée – et elle pense à Colombe, à la jeune femme qu’elle est devenue. « Ma fille a vingt ans. » Elle pèse chacun de ces mots, comme pour mieux chasser d’elle les sensations de la nuit, et quelque chose en elle s’apaise. Les petites griffes commencent à se desserrer ; les images du cauchemar s’effilochent doucement. Elle retrouve son épaisseur.
« Ma fille a vingt ans. »
Oh, elle pourrait parler d’elle pendant des heures – de son énergie, de ses batailles et de ses victoires, de ses études de droit, de ses médailles de karaté, tout ce qui la rend si fière d’elle. Parler de sa beauté, garçonne, solaire, de ce visage qui ne ressemble pas au sien et dont elle s’étonne encore parfois qu’il soit celui de sa fille – ces taches de rousseur, ces boucles fauves, et puis ce regard vert et bronze, ce regard qui saisit tout, qui comprend tout, d’où peut-il bien venir ? Parler, aussi, de son fichu caractère, cette façon qu’elle a de s’emporter dès qu’une situation lui semble injuste, de rayer de sa vie quiconque l’a blessée, cette radicalité qui la rend parfois presque dangereuse, comme si Sylvia elle-même en était menacée. Elle connaît par cœur ses exigences, ses ruses et sa pudeur, tout ce qui compose la carapace qu’elle s’est construite avec les années ; mais aussi l’amour inconditionnel qu’elle porte à ses demi-sœurs et à son petit frère, sa loyauté à toute épreuve, et sa force surtout, sa force incroyable qui, quand elle était petite, déjà, la sidérait. Jamais peur de rien sa Colombe, droite, fière et inflexible – là où à son âge elle-même était encore si faible et poreuse. C’est comme ça qu’il y a deux ans elle a décidé de s’installer à Montpellier pour sa licence de droit, sourde à toutes les doléances de sa mère, pour plus tard passer le concours de police et devenir officier dans la PJ. Sylvia s’en souvient encore, de ce jour où elle leur avait annoncé son projet – elle était en terminale et avait convoqué ses parents dans le salon ; sa détermination les avait laissés pantois. Quoi, alors c’est cela, tu veux vraiment devenir flic ? Et elle l’avait imaginée, comme dans les séries policières, entrer sur une scène de crime avec son flingue et son brassard, entourée de machos avec qui elle devrait rivaliser. Elle ne pouvait pas y croire, elle, Sylvia, l’intellectuelle un peu fragile que la vie avait toujours préservée des crasses de la société : comment sa fille pouvait-elle faire carrière dans cet univers si éloigné du sien ? Et pourtant, c’était une évidence. Enfant déjà, quand ses copines rêvaient d’être princesses, Coco clamait haut et fort que, plus tard, elle attraperait les méchants, qu’elle les écrabouillerait, qu’elle les mettrait à la poubelle. Sylvia faisait semblant de s’émerveiller, avec toi, ma puce, ils n’auront qu’à bien se tenir – mais au fond elle n’envisageait rien d’autre pour elle qu’un chemin studieux et raisonnable, comme celui que ses sœurs avaient suivi. C’était fermer les yeux sur ce qu’elle était vraiment. Mais quand elle la regarde à présent, si ferme et résolue, elle ne peut concevoir pour elle d’autre destin.
Aujourd’hui, Colombe termine sa licence, et l’an prochain déjà, si tout va bien, elle entrera à l’École de police. Oh, elle se débrouille bien là-bas, à Montpellier, rien à dire là-dessus, elle l’impressionne. Au début, Sylvia allait régulièrement la voir, elle prenait le train et restait quelques jours dans son petit studio du quartier étudiant. Elle venait toujours au moment des partiels, histoire de soutenir sa fille et de gérer l’intendance pour qu’elle n’ait à s’occuper de rien – linge, courses, ménage à fond. Quand elle arrivait, le studio était dans un état déplorable, vaisselle entassée, draps crasseux, frigo vide. Mais comment faisait-elle pour vivre là-dedans ? Alors, pendant des heures, tandis que Coco passait ses examens, elle nettoyait à coups de lingettes antibactériennes, et tout en frottant, elle répétait sa petite formule magique, Pourvu qu’elle réussisse, mon Dieu je vous en prie ; elle faisait briller le lavabo, désinfectait chaque recoin, Pourvu qu’elle réussisse, et bien qu’elle n’y connaisse rien en droit, elle se concentrait mentalement sur sa copie pour lui envoyer toutes ses ondes positives. Elle se demandait : a-t-elle suffisamment révisé ? A-t-elle toujours été sérieuse, assidue ? Car elle avait beau ne pas douter une seconde de l’intelligence de sa fille, elle connaissait aussi sa tendance à la procrastination, ce manque de confiance en elle qui la gagnait quelquefois et pouvait d’un moment à l’autre la faire tout plaquer sur un coup de tête.