La France de face
Depuis 2017, la France a continué de changer, elle a vu apparaître les Gilets jaunes. Dans ce nouvel opus, Anne Nivat poursuit le reportage entamé Dans quelle France on vit. Elle s'est immergée dans huit lieux où des Français très divers lui racontent comment ils vivent,comment ils voient la France et pourquoi, au moment où se profile l'élection présidentielle, beaucoup d'entre eux n'iront pas voter. Chaque lieu choisi correspond à un sujet précis, Givors et la mobilité, Alès et le trafic de drogue, Denain et la souffrance économique, la vallée du Diois et sa capacité d'accueil en question, Fégréac en Loire-Atlantique et ses agriculteurs, Saint-Maixent l'Ecole dont la tranquillité est sollicitée, Andernos-les-Bains et ses "vieux", pauvres ou riches, enfin, Châlons-en-Champagne et l'abstention des jeunes..
Depuis son livre-enquête Dans quelle France on vit, Anne Nivat a continué de parcourir la France, rencontrer et écouter des centaines de personnes issues de générations, de parcours et de milieux différents. Des gens simples et remarquables.
A Denain, Givors, Alès, dans la vallée du Diois, à Saint-Maixent-l’Ecole, Fégréac, Andernos-les-Bains ou Châlons-en-Champagne, elle a observé La France de face. Ni de haut, ni d’en bas.
Elle a vécu des scènes intimes, surprenantes, drôles, inquiétantes, obtenu des témoignages inattendus, émouvants, parfois dérangeants. Tous illustrent l’état de notre pays traversé par la défiance et les colères, mais aussi parcouru d’élans d’humanité.
Au gré des pages se dessine une France à mille lieues de celle que nous croyons connaître, où les préoccupations quotidiennes des Français sont très éloignées des sujets de la vie politique nationale.
Dans ce « road-movie » palpitant et empathique, Anne Nivat nous invite à plonger en nous-mêmes, sans hystérie, préjugé ou concession. Elle rappelle à quel point la démocratie se mérite. L’observer, y compris quand elle semble dysfonctionner, c’est aussi la choyer.
Extrait
« Dans notre pays, le gouvernement sème la peur et développe l’anxiété, alors que ce type d’attitude est plutôt réservé à l’extrême droite. » Ces mots cinglants, prononcés d’une voix fluette, un tantinet haut perchée, n’ont pas été prononcés par un homme politique, mais par un homme d’Église singulier, l’abbé Joseph, curé du Denaisis, dit « padre », « Jo », pour ses amis, ou « Pino », pour sa famille italienne. Durant mon séjour à Denain, ville de 20 000 habitants des Hauts-de-France, son nom a été évoqué presque tous les jours par des interlocuteurs pourtant peu férus de religion. L’abbé venait de déménager dans la ville voisine de Saint-Amand-les-Eaux où il avait été ordonné en l’an 2000. Il m’y a reçue trois heures durant avec respect, ouverture et curiosité.
Illico tutoyée, je me suis vite sentie en confiance face à cet homme bienveillant témoignant d’une impressionnante lucidité sur les maux de notre pays. En discutant pauvreté, précarité et fraternité, la conversation prit rapidement un tour politique. L’abbé ne mâchait pas ses mots : « Ici, j’ai rencontré des gens qui votent RN et qui sont pleins de compréhension envers leur prochain, insistait-il. Ces gens ont tous des raisons personnelles pour voter RN, d’abord parce qu’ils se sentent humiliés dans leur quotidien… À côté de ça, ils sont bons à l’église », répétait-il, lucide. En ajoutant ce bon mot : « Ce ne sont pas des fascistes, mais des fâchés1 ! »
Treize jours plus tard, le padre de 66 ans succombait à une leucémie foudroyante2. Lors de ses funérailles, à la sortie de l’église3, les nombreux Gilets jaunes présents se sont écartés pour former une haie d’honneur de part et d’autre de son cercueil alors que résonnait « Camarade » de Jean Ferrat. Dès le début du mouvement de protestation, le père Joseph, ancien ouvrier syndiqué CFDT quinze années durant dans une usine de zinc voisine, s’était intéressé à eux. En décembre 2018, il avait même passé du temps sur des ronds-points occupés et célébré une messe de Noël d’anthologie sur celui de Somain4.
Le clairvoyant abbé avait compris que ceux qui votaient Rassemblement national renouaient avec un sentiment de justice, même fugace. Il constatait aussi avec tristesse que, souvent, ces électeurs ne se représentaient ni le poids ni les conséquences de leur choix. Avec effroi, il s’était rendu compte que les soucis personnels et autres considérations individualistes pouvaient facilement balayer le respect du bien commun. « L’autorité, c’est ce qui fait grandir, ne l’oublions pas, même si, en France, on a toujours identifié l’autorité à la droite, et que, du coup, tout est biaisé, ajoutait-il. Anne, j’serai p’têt’ plus là quand ton livre sortira, mais me fais pas mettre en prison quand même… », tempérait-il en me voyant prendre des notes.
Peiné par ce qu’il voyait s’étioler sous ses yeux, et renvoyant dos à dos les fondamentalismes chrétien et musulman, le padre fustigeait la « désagrégation » française. Partisan d’un État souverain proche du citoyen, régulateur, dont l’obligation morale serait la protection des faibles, le prêtre ouvrier se nourrissait des écrits de Michel Onfray et de Cynthia Fleury, relisait Et si on aimait la France5 de feu Bernard Maris6 et compulsait la revue Front populaire, le trimestriel Fakir et l’hebdomadaire Marianne, étalés sur la longue table de sa pièce de réception.
Mais surtout, l’abbé n’hésitait pas à participer à des manifestations, comme à Douchy-les-Mines, une bourgade communiste mitoyenne de Denain où il avait longtemps officié. « L’émerveillement doit parfois passer par l’indignation. Faut aider les riches à s’appauvrir ! Faut aller manifester pour forcer la solidarité ! Les manifs, c’est le pot de terre contre le pot de fer… Faut témoigner de l’amour de Dieu pour les plus faibles et les plus pauvres ! » répétait-il, non pour se justifier, mais pour expliquer sa courageuse posture.
L’abbé pouvait aussi s’emporter : « En France, y’a plus de mouvement social qui fédère : les patrons délocalisent les industries, ils aiment que leur portefeuille et leurs intérêts… ils aiment pas la France ! Faut refaire cohésion ! Faut s’atteler à notre ennemi commun : l’individualisme ! Parce que ce poison, on l’a déjà en nous tous, on l’a même digéré ! » Il était capable de se mettre en rage contre des élus de la République : « J’aurais Hollande devant moi, c’est simple, je lui mettrais mon poing dans la figure. Lui, comme d’autres, n’a pas tenu ses promesses, tempêtait-il, conscient des implications de cette “trahison” pour la population du Nord. Quant au président Macron, c’est un homme intelligent. J’apprécie ce qu’il a pu faire en Grèce, au Liban, mais ici, en France, il a trahi la dimension sociale de son engagement ! Ses parlementaires sont des godillots : en place, ils ne font rien ! », fulminait-il.
L’abbé Joseph se savait condamné. Réputé ne pas mâcher ses mots, le rencontrer m’a permis de saisir la toile de fond de ce Nord tenté par les extrêmes où, selon lui, d’un côté, « les uns fantasment sur un pays qui n’est plus le leur tout en refusant de s’intégrer à celui où ils vivent, créant un racisme antiblanc » et, de l’autre, où « on se recroqueville et se terre ». Chantre d’une France des différences, le padre dénonçait « les musulmans pratiquant la taqîya, c’est-à-dire la dissimulation ou le double langage, qui refusent de s’agréger à la République et qui veulent substituer la charia aux valeurs républicaines ». Puis il tentait une explication : « Avec ses cinq prières par jour, l’islam est une religion verticale et individualiste. Face à cette force, pas facile pour nous, pudiques cathos, d’exprimer notre foi… Donc, pas étonnant qu’aujourd’hui des jeunes prêtres se cherchent une identité forte et que certains portent la soutane… Cette posture est un exosquelette dans une Église catholique où les sacrements ont pris la place de l’Évangile ! Je le répète, la parole de Dieu doit redevenir centrale, insistait-il, reliant religieux et politique au sens de “relatif à la cité”. L’islam positif enrichit la République, répétait l’abbé face à moi, assis à contre-jour. Tous les musulmans doivent prendre la parole, ne pas la laisser exclusivement aux mosquées qui, en France, sont des ambassades de l’Algérie, ou du Maroc, et bientôt de la Turquie ! » Il savait également pointer la perversité du processus. « Comme je plains ces professeurs des écoles confrontés à ceux qui contestent la minute de silence en mémoire de Charlie Hebdo, ou l’enseignement de la Shoah. Comme je plains ceux qui enseignent l’histoire en France ! », assenait-il en une réflexion prémonitoire de l’assassinat du professeur Samuel Paty, survenu le 16 octobre 2020, quelques jours après notre rencontre et sa mort.
L’abbé Joseph fustigeait les fondamentalistes chrétiens et souhaitait que l’Église s’exprime « sur des sujets sociétaux, et pas seulement sociaux », notamment à propos du début et de la fin de vie, mais aussi de l’homosexualité7. Aucun de ces sujets ne le rebutait, au contraire, il s’en emparait avec joie et naturel.
Élève du prêtre et théologien Ignace de Loyola, l’abbé Joseph citait allègrement la treizième règle de ses Exercices spirituels8, où l’on apprend que si l’Église catholique dit « noir » ce qui paraît « blanc », le prêtre doit s’exécuter9. « En remplaçant “église” par “parti” ou “ligne éditoriale”, ça marcherait tout aussi bien, s’amusait-il. Ce qui veut dire que s’il sert la cause, quelle que soit cette cause, le mensonge est érigé en vérité ! Eh bien, moi, je dis que ce mensonge-là nous affecte quand il s’applique à notre société civile10 ! » L’abbé Joseph en était convaincu, la désespérance trouve ses racines dans le conformisme quasi inconscient de chacun envers toutes sortes d’idées préconçues et terreau d’une idéologisation permanente de la réalité.
Or, à Denain, précisait-il, deux rouleaux compresseurs du conformisme se concurrencent : « Celui du RN et celui de la gauche. »