Le Séminaire : s'orienter dans la pensée, s'orienter dans l'existence (2004-2007)
Dans le dernier volume publié de son Séminaire, Alain Badiou s'interroge sur les conditions contemporaines de la liberté, que la philosophie doit repérer et penser.
« Le séminaire des années 2004 à 2007 s'articule à la fois à une conjoncture et à une oeuvre en cours : une contre-révolution libérale victorieuse depuis la deuxième moitié des années 1990 et une théorie de la singularité des mondes telle que déployée dans Logiques des mondes, qui paraît en 2006.
Pour autant que l'adversaire libéral de toute vérité l'emporte provisoirement, la pensée supporte une dure désorientation. Pour autant qu'il s'agit de penser ce qu'est un monde, et notamment le nôtre - celui de la désorientation -, la tâche est de repérer les appuis pour s'y orienter vers la naissance de vérités neuves. Le but est donc bien de «s'orienter dans la pensée, s'orienter dans l'existence». D'où que les matériaux examinés dans ce séminaire sont fortement marqués par leur contemporanéité. Ils doivent en effet témoigner de la singularité du monde contemporain. ».
A. B.
Extrait
20 OCTOBRE 2004
Il est distribué une feuille reproduisant 5 textes de René Char qu’on trouvera en annexe à ce séminaire.
Je voudrais commencer par un point qui me frappe. Vous savez que 1980 a été l’année de la mort de Sartre, laquelle représente en un certain sens la clôture de quelque chose. Sartre, c’était au fond la philosophie française dans l’avant-après-guerre, entre les années 1930, la fin des années 1930, la guerre, la Résistance, et les années 1950 avec la question du communisme et des guerres anticoloniales. Ensuite, sont morts successivement, dans les années 1980, Lacan et Foucault, dans les années 1990, Althusser, Lyotard et Deleuze. Et puis voici que meurt Jacques Derrida. La période qui a identifié les années 1960 se concentre en un moment, peut-être singulièrement ce qui se passe entre 1964-1965 et 1968. C’était véritablement comme une fulgurance. Et la génération philosophique qui a identifié ce moment, qui l’a constitué, qui en a été le repérage et en même temps la production, a à peu près complètement disparu. Au fond, il n’y a plus maintenant que, tutélaire, retiré, un peu comme un très vieil homme impassible, Lévi-Strauss. Et alors voilà : ça vient d’arriver, l’achèvement d’un temps de mort, qui est un temps de mort non pas tant au sens empirique, que celui de la mort de ceux qui avaient signé quelque chose. La mort d’une signature historique, d’une signature temporelle.
En dehors naturellement du constat toujours impressionnant de ce qu’un moment historique ainsi signé disparaît, le sentiment qui me vient tout de suite après, et qui n’est pas un sentiment triomphal, c’est que nous sommes désormais les vieux. Qui, nous ? Eh bien, ça a un sens assez précis. Nous sommes les vieux, nous qui avons été des disciples immédiats de ceux qui ont disparu, nous qui avions, dans ces années-là, entre vingt et trente ans. Et maintenant nous advenons, nous sommes les anciens. Les anciens pour ceux dont la jeunesse a été de se constituer dans cette période. En outre, je peux le dire, même si c’est un peu narcissique, je suis le vieux ! Parce que j’ai quelques années de plus que les autres. Et je me dis que je suis à découvert devant vous. Du coup le vieux doit dans un premier temps rendre hommage à tous ceux, sans exception, qui ont malheureusement et prématurément disparu. Beaucoup de ces hommes ne sont pas morts très âgés. La vieillesse est essentiellement relative, mais presque aucun d’entre eux n’a dépassé soixante-quinze ans. Il faut donc rendre hommage à tous ceux qui ont disparu et qui nous constituent comme les vieux. Jusque-là nous étions dans leur abri, dans leur bénévolence, sous leur protection spirituelle. Ils ne nous la proposent plus et donc nous ne sommes plus séparés du réel par rien.
Je vais donc commencer singulièrement et très profondément par un hommage à Jacques Derrida. Et à travers lui, à tous, parce que précisément, quelles qu’aient été les immenses différences et les batailles d’une extraordinaire violence qu’il a pu y avoir à ce moment-là, dans l’étalement du temps, ils apparaissent comme ayant été les signataires collectifs d’un moment de la pensée. Dans le groupe que j’ai nommé il y a ceux dont j’ai été, moi, inauguralement très proche. Ça a été Sartre et puis Lacan. Et puis ceux dont j’ai été le plus continûment éloigné, à vrai dire Foucault et Derrida probablement. Ceux avec qui j’ai eu de grandes querelles très rapprochées, avec aussi de grandes séquences de pacification, c’est le cas certainement pour Althusser, Lyotard et Deleuze. L’hommage vaut pour tous. Il vaut au fond pour l’invention philosophique de ce moment-là. Et il est à sa place, pour une raison sur laquelle nous reviendrons, qui est que, en un certain sens, ce moment est, par certains de ses aspects, devant nous. Je ne dirais pas par sa répétition, mais par sa reviviscence, ou par ce que j’appelle, dans mon langage, sa résurrection. Sa résurrection est devant nous, ça, j’en suis profondément persuadé. De nombreux signes d’ailleurs le montrent. C’est à la fois un moment historique, qui dans un sens s’achève par la mort de ses signataires, de ceux qui en furent les héros, les emblèmes. Mais ce moment est aussi devant nous dans la figure de son inévitable résurrection, car, bien qu’il soit en arrière, il fait balise, ou lumière, dans la confusion des temps. : il est devant nous comme quelque chose qui est proposé à notre navigation.
C’est pourquoi, dans ce cycle que je vais vous proposer, où il est question d’orientation, de s’orienter dans la pensée, de s’orienter dans l’existence, ce qui est devant nous à ce titre est évidemment de la plus grande importance et de la plus grande actualité. Ce moment, que j’appelle, d’une désignation empirique, les années soixante, est un moment de la pensée, de l’histoire qui s’est achevé en moment de l’action car, tout compte fait, il s’est abîmé, constitué et relevé en 1968. Et c’est en ce sens aussi que je voudrais rendre hommage ici à Jacques Derrida qui vient brutalement de disparaître. Je vais naturellement lui rendre un hommage philosophique. Ce ne sera pas un hommage comme vous avez pu en lire universellement, qui salue la subtilité, la qualité, le déploiement de son entreprise. Je voudrais tenter de nommer le point qui m’importe absolument dans cette entreprise, qui m’importe dans notre écart aussi, parce qu’un hommage véritable c’est un hommage qui signale l’écart qui lui donne, qui implante sa propre force. Pour ça j’ai besoin de quelques préliminaires que je vais vous indiquer, et qui sont d’ailleurs tout à fait à leur place, parce que nous les retrouverons au titre du matériel conceptuel qui sera mobilisé plus tard dans notre long périple. Ici je vais le faire sous une forme extraordinairement simplifiée.
Mettons que nous appelions « un étant », comme dans Heidegger, une multiplicité quelconque et que nous nous intéressions à l’apparaître de cet étant, à ce qui fait que cet étant peut être dit étant d’un monde déterminé. Supposons que nous tentions de penser l’étant, non pas seulement selon son être, c’est-à-dire selon la multiplicité pure qui en constitue l’être sans détermination, mais que nous cherchions à penser cet étant en tant qu’il est là, donc en tant qu’il advient ou apparaît à l’horizon d’un monde. Appelons cette apparition dans ce monde l’« existence » de cet étant. Dans la mesure où un étant est une multiplicité indifférenciée, nous nous intéresserons à l’horizon mondain qui fait que cette multiplicité, outre le fait d’être la multiplicité qu’elle est, ce qui est mathématiquement pensable, est sur l’horizon d’un monde. Là où elle apparaît dans un monde, elle existe. Par conséquent, nous nous installons dans une distinction tout à fait classique entre être et existence, certes un peu transformée. En effet, « être », dans ce cas, c’est ce qui se laisse penser comme multiplicité pure, et « existence », ce qui se laisse penser comme être-là de la multiplicité, sur l’horizon d’un monde constitué ou d’un monde déterminé.