D'un monde à l'autre
Dans un monde traversé de violence et de changements de toutes natures liés entre autres à notre vision à court terme du progrès, comment lancer une insurrection des consciences, quel sens donner à nos vies et comment agir ? Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir, forts de leurs expériences riches et singulières, apportent ici un éclairage nouveau, pratique et spirituel sur les enjeux majeurs du XXIe siècle qui nous concernent tous.
« Nous ne traversons pas un moment de crise anodin, nous vivons un moment décisif pour l'avenir de l'humanité. Comment s'extraire d'un système devenu fou et des logiques mortifères qui nous mènent à la catastrophe ? Nous avons chacun éprouvé combien les résistances au changement - en nous, comme dans le monde politique et économique - sont grandes. Nous avons vu la beauté de notre planète, la richesse de l'humanité, et nous avons souffert de les voir saccagées. Pourtant, comme tant d'autres, nous refusons de nous résigner. Un autre monde est à notre portée. Un monde fondé sur l'humilité, la sobriété et le partage. Un monde où les joies profondes seraient plus désirées que les plaisirs éphémères. Un monde plus équitable, plus fraternel, davantage relié à la Terre. Ce monde n'est pas une utopie. Nous pouvons tous contribuer à le faire advenir. Mais cela ne sera possible que par une révolution des consciences. C'est à cette conversion de notre esprit et de nos modes de vie qu'aimerait contribuer modestement ce livre, fruit du partage de nos réflexions et de nos expériences. ».
Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir
Extrait
Quel progrès ?
« Notre époque se caractérise par la profusion des moyens et la confusion des intentions. »
Albert Einstein
Nicolas Hulot – En s’interrogeant sur ce qui appartient au progrès, ou sur ce qui n’en est qu’une illusion, nous touchons d’emblée le cœur de la réflexion que nous devons engager en ce début de siècle. Sous bien des aspects, le progrès s’est vidé de son sens et est devenu une machine incontrôlable. Les événements provoqués par la pandémie de Covid-19 en sont un triste rappel. Engluée dans les filaments de ses inventions, l’humanité ploie sous le fardeau de ses découvertes. Mais le progrès a eu aussi des effets positifs dans de nombreux domaines, à commencer par la santé, en témoignent l’augmentation de l’espérance de vie, les acquis sociaux et les libertés individuelles, grâce à l’avènement des droits de l’homme et de la femme. Il n’est donc pas juste d’en faire une analyse seulement critique. L’idée est plutôt de redéfinir ce que nous estimons relever du progrès afin de distinguer ce qui est une addition de performances technologiques de ce qui participe à notre raison d’être et à l’amélioration durable de la condition humaine. Cela nous plonge immédiatement dans le grand paradoxe de notre temps : notre intelligence doit indéniablement prendre en charge les conséquences de son propre succès.
« La science a fait de nous des dieux avant même que nous méritions d’être des Hommes », a dit le biologiste Jean Rostand. Notre puissance de titans nous étourdit au point de nous faire oublier qu’il y a des limites à tout. Depuis cent cinquante ans, le monde a connu des progrès indéniables, mais la plupart d’entre eux, comme ceux liés aux nouvelles technologies, nous dépassent. Au-delà de la réalité augmentée, j’entends évoquer la perspective de « l’Homme augmenté » dont rêve le transhumanisme. Qui est-il ? Un post-humain génétiquement modifié capable de s’adapter à son environnement détérioré ? Jusqu’où irons-nous ? Tout ce qui est techniquement et scientifiquement possible n’est pas toujours humainement souhaitable. Le progrès doit rester dans le champ humain sans jamais nous aveugler. Il doit passer par le filtre de la conscience.
Les sciences actuelles nous donnent les moyens de commettre des erreurs aux apparences anodines, mais aux conséquences dévastatrices. Les folies d’aujourd’hui construisent les malheurs de demain. Prenons un exemple. Le nucléaire a été indéniablement un progrès pour la France, car il nous a permis de produire massivement de l’énergie dont nous avons pu profiter. Mais encore faut-il être capable de maîtriser, dans le temps comme dans l’espace, les conséquences d’une erreur ou d’une conjonction d’événements imprévus. Or, trente ans après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, on ne parvient toujours pas à éteindre un réacteur, ou, presque dix ans après celle de Fukushima, des milliers de mètres cubes d’eau radioactive continuent d’être rejetés dans l’océan Pacifique, ou encore aucun pays au monde ne sait que faire de ses déchets, sinon les enfouir.
Qu’est-ce que le progrès ? Qu’est-ce qui en est une illusion ? Voilà les questions que nous devons nous poser individuellement et collectivement. Le couple de la modernité, « avenir et progrès », nous a donné ce sentiment parfois légitime, mais aussi illusoire, que demain serait toujours mieux qu’aujourd’hui et que la science saurait résoudre les difficultés qui surviendraient à notre insu ou bien que nous aurions nous-mêmes provoquées. L’idée que la civilisation occidentale s’inscrit dans un processus infini d’amélioration continue et irréversible, voué à s’universaliser, est encore tenace. Il nous faut l’oublier, adopter une vision plus modérée de notre condition et passer de l’ère des vanités à l’ère de l’humilité.
« Le progrès, dit Victor Hugo, n’est rien d’autre que la révolution faite à l’amiable. » Et j’ajouterais qu’il vaut par des acquiescements et des renoncements. Autrement dit, il nous impose de trier dans les possibles. « Un homme, ça s’empêche ! » a écrit fort justement Albert Camus. Dans l’expérience récente de confinement subi, nous avons rejeté le frivole et le superflu et retrouvé le goût perdu de l’essentiel. Renoncer, c’est choisir. Là surgit la vraie liberté ! Nous traversons une sorte de crise d’adolescence, enivrés par les applications de la science dont les vertus sont nombreuses, même si elles n’ont pas été uniformément réparties. Notre époque porte une urgence absolue à synchroniser science et conscience. Car la science, couplée à la technologie, va presque plus vite que ce que notre conscience peut recevoir. Quand la conscience émerge, la science nous a déjà en partie échappé. Or un progrès dont les effets nous dépassent n’est pas un indice de civilisation. Un progrès qui est une pure réalisation de prouesses technologiques sans apporter d’épanouissement humain n’en est pas un non plus. Pour moi, le progrès doit être un guide pour soulager l’humanité de son inquiétude originelle, la mort, et permettre de traverser paisiblement, voire amoureusement, la vie.
Frédéric Lenoir – Avant de revenir sur la notion de progrès, je voudrais m’attarder sur la notion de civilisation que tu as aussi évoquée, car elle pose la question essentielle : dans quel monde voulons-nous vivre ? Et cette question concerne tous les humains : par la révolution technologique et l’avènement du village planétaire, nous sommes tous dans le même bateau. « La Terre est devenue notre patrie », comme le dit si justement notre ami Edgar Morin. Cette globalisation du monde suscite des problèmes et des défis inédits dans l’histoire de l’humanité. Lorsque l’Empire romain s’est effondré au ve siècle, l’événement a eu un impact colossal en Occident, mais aucun en Chine ou en Inde. Aujourd’hui, un problème écologique ou économique, comme l’émergence d’un nouveau virus, l’effondrement d’une grande place boursière, ou l’explosion d’une centrale nucléaire, peut avoir un impact planétaire. Nous sommes confrontés à un fait totalement nouveau dans l’histoire humaine : nous avons désormais un destin commun. La famille humaine se découvre un sort partagé. Alors oui, nous devons nous poser ensemble ces questions : quelle civilisation souhaitons-nous construire ? Sur quelles valeurs la fonder ? Quel sens donner à nos actions ? Quels choix faire pour répondre à ce nouveau défi écologique, sans doute le plus grand de l’histoire de l’humanité ?
Pour revenir sur l’ambivalence du mot progrès que tu as bien décrite, j’aimerais rappeler que la notion moderne de progrès est née au xviiie siècle, chez des penseurs comme Lessing ou Turgot. Le progrès, tel qu’ils l’ont imaginé, est à la fois fondé sur une observation réelle et sur un mythe. L’observation réelle, c’est celle de l’essor de la raison critique et du développement des sciences et des techniques. Le mythe, c’est de croire que cet essor va nécessairement conduire à un perfectionnement moral et spirituel de l’humanité. De fait, on observe au cours des derniers siècles un progrès réel dans de nombreux domaines, qu’il serait absurde de nier. Comme tu l’as rappelé, on a éradiqué de nombreuses maladies, la souffrance a été réduite grâce aux médicaments et à l’amélioration matérielle des conditions de vie. L’espérance de vie a ainsi augmenté dans le monde entier : depuis 1750, elle est passée de 27 ans à 78 ans pour les hommes, de 28 à 85 ans pour les femmes1. L’extrême pauvreté, dont le seuil est aujourd’hui fixé à moins de deux dollars par jour et par personne, a très fortement diminué. En 2020, 10 % de la population mondiale est concerné, contre 80 % il y a un siècle. On a également fortement réduit la pénibilité du travail. Il suffit de relire les romans d’Émile Zola ou de Victor Hugo pour mesurer le tragique de la condition ouvrière au xixe siècle, même si aujourd’hui cette pénibilité concerne davantage les populations des pays du Sud. Les progrès politiques sont également indéniables. On a vécu pendant des millénaires avec des régimes politiques et religieux despotiques, ce qui est encore vrai dans certaines régions du monde. Les autorités politiques et religieuses pouvaient décider de la vie et de la mort d’un individu en fonction de ses croyances et de ses opinions. La démocratie, avec des gouvernants élus pour des mandats limités, constitue un net progrès politique. Même si elle a des défauts, on n’a pas trouvé mieux. Comme le disait Winston Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes, à l’exclusion de tous les autres. » L’avènement des droits de l’Homme et des libertés individuelles marque un autre progrès majeur. Quand les penseurs précurseurs des Lumières affirmaient, au milieu du xviie siècle, que le meilleur système serait un État de droit, où seraient séparés le religieux et le politique, et qui garantirait la liberté d’expression et de conscience pour tous les individus, cela paraissait totalement utopique. Aujourd’hui, c’est le modèle politique dominant à travers le monde. Rappelons aux plus jeunes que choisir son mode de vie, sa sexualité ou ses croyances est un progrès récent et qui n’est pas encore garanti partout. Dans certains pays, les homosexuels ou les femmes adultères sont condamnés à mort. Même s’il y a encore beaucoup à faire, l’émancipation des femmes représente aussi un progrès de l’humanité. S’il faut lutter contre les effets pervers de la globalisation du monde, en pointer les dysfonctionnements techniques et les carences morales, il est capital de rappeler les progrès colossaux que l’humanité a connus au cours des derniers siècles.
Je te rejoins aussi sur ta critique de l’idée, encore très répandue, selon laquelle l’essor des sciences et des techniques entraînerait nécessairement un progrès pour l’humanité. Nous touchons là à ce que j’appelle le « mythe » de la modernité : contrairement à ce qu’ont affirmé la plupart des intellectuels européens jusque dans les années 1930, le progrès de la raison, de la science et des techniques n’implique pas nécessairement un progrès humain et sociétal. À ma connaissance, le premier penseur des Lumières à l’avoir dénoncé est Jean-Jacques Rousseau. Le développement des sciences et des techniques doit s’accompagner d’une éducation de la conscience humaine. Ce mythe du progrès s’est d’ailleurs en partie effondré au milieu du xxe siècle. Après deux guerres mondiales atrocement meurtrières, les camps d’extermination et les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, c’est la désillusion. L’être humain se révèle presque plus barbare qu’il ne l’a jamais été. Non seulement le progrès des connaissances scientifiques et techniques n’a pas du tout empêché ces tragédies, mais il les a accompagnées et leur a donné une ampleur inédite. Ainsi a été ébranlé le mythe du progrès comme une progression inéluctable de l’amélioration du sort de l’humanité. Tout progrès matériel doit en effet s’accompagner d’un essor de la conscience humaine. Comme le disait Rabelais au xvie siècle, de manière prémonitoire : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Mais le mythe du progrès a très certainement repris son essor depuis une trentaine d’années avec les révolutions technologiques et numériques. Il n’est donc pas inutile, tant s’en faut, de repenser cette notion de progrès en s’interrogeant, comme tu le fais, sur le sens que nous donnons à nos actes et à leurs conséquences.