Les fossoyeurs
Après trois ans d’investigations, Victor Castanet livre une plongée inquiétante dans les secrets du groupe Orpéa, leader mondial des Ehpad et des cliniques. Truffé de révélations spectaculaires, ce récit haletant et émouvant met au jour de multiples dérives, bien loin du dévouement des équipes d’aidants et de soignants.
Trois ans d’investigations, 250 témoins, le courage d’une poignée de lanceurs d’alerte, des dizaines de documents explosifs, plusieurs personnalités impliquées…
Voici une plongée inquiétante dans les secrets du groupe Orpéa, leader mondial des Ehpad et des cliniques. Truffé de révélations spectaculaires, ce récit haletant et émouvant met au jour de multiples dérives et révèle un vaste réseau d’influence, bien loin du dévouement des équipes d’aidants et de soignants, majoritairement attachées au soutien des plus fragiles.
Personnes âgées maltraitées, salariés malmenés, acrobaties comptables, argent public dilapidé… Nous sommes tous concernés.
Victor Castanet est journaliste d’investigation indépendant. Durant trois ans, il a résisté à toutes les pressions pour livrer ce document éprouvant, tirant peu à peu les ficelles d’une incroyable enquête. Au nom de son grand-père.
Extrait
Au paradis des personnes âgées
Saïda Boulahyane presse le pas ; il est 7 h 15 et, dans quelques minutes, elle commencera sa première journée de travail pour le groupe Orpéa.
En sortant du métro, elle longe la Seine et l’île de la Grande Jatte. Nous sommes à Neuilly-sur-Seine : les avenues sont larges, les espaces verts taillés à la réglette et les arbres bien disposés. L’idée de travailler dans ce nouvel environnement lui procure un sentiment d’accomplissement. Depuis près de dix ans, elle est auxiliaire de vie et elle a tout connu : les Ehpad vétustes et souffreteux de banlieue parisienne à 1 800 euros par mois, les milieu de gamme à 2 500 euros, de bien meilleure tenue, les premium à 4 000 euros, où l’on prend soin des apparences. Mais lorsqu’elle se retrouve face à cet imposant bâtiment de sept étages aux larges balcons, colonnades et palmiers d’accueil, elle a le sentiment de passer dans une autre catégorie.
La traversée du hall de la résidence confirme aussitôt ses premières impressions : « Quand tu entres aux Bords de Seine, tu as l’impression d’être au paradis des personnes âgées », me racontera-t-elle lors de notre premier entretien. « Après avoir passé un tapis rouge et deux vases gigantesques, tu te retrouves sur une moquette de cinq centimètres d’épaisseur. Il y a le fameux piano sur la gauche. Des fleurs partout, des orchidées blanches dans mon souvenir. Tout le monde te sourit. Tu fais face à une armoire remplie de beaux objets. C’est magnifique. » La suite de la visite ne peut qu’achever de séduire une riche famille venue chercher un lieu d’exception pour son parent trop âgé : un bar rococo sur lequel est posé un seau à champagne accueille le visiteur, puis un long couloir le mène vers les jardins. Au milieu du bâtiment, de larges parasols abritent les pensionnaires en fauteuil roulant prenant le café, entourés d’arbustes choisis ; les bruits de la ville se font lointains. Partout au rez-de-chaussée se nichent des petits îlots de fauteuils, pour faire salon. Et en poussant quelques portes, vous découvrez même une salle d’ergothérapie équipée d’une délicieuse piscine en mosaïque. La résidence vous promet dans ses brochures commerciales un espace Snoezelen (multisensoriel) ainsi qu’un psychologue et un psychomotricien à demeure. Pour maintenir le lien social, les animations annoncées sont légion : gym douce, jeux de société, ateliers de mémoire, ateliers de cuisine, spectacle, couture, média, peinture, lecture, chants, fêtes, multiples sorties, et cela matin et après-midi, 7 jours sur 7. Un tourbillon de luxe qui nous donnerait presque envie d’enjamber quelques décennies pour profiter de ce lieu unique.
Cet établissement fait partie d’un programme plus vaste du groupe Orpéa, qui a souhaité au milieu des années 2000 occuper le segment fort lucratif du très haut de gamme. À l’origine du projet, une femme amoureuse des belles choses et du beau monde, toujours impeccable dans un tailleur assorti à son pantalon noir, un foulard Vuitton autour du cou. Elle travaille aujourd’hui dans un autre domaine pour le groupe. Mais, à l’époque de l’arrivée de Saïda Boulahyane – nous sommes en 2016 –, elle est directrice coordinatrice. C’est elle qui chapeaute l’ensemble des établissements de luxe du groupe en Île-de-France : la maison de retraite Chaillot et Les Terrasses de Mozart dans le 16e arrondissement, Les Artistes de Batignolles au cœur du 17e arrondissement, la résidence Castagnary à proximité de la porte de Vanves, Léonard de Vinci à Courbevoie et, ce joyau, Les Bords de Seine, à Neuilly. Depuis son ouverture en 2010, la résidence sert de vitrine au groupe Orpéa. Presque chaque mois, des investisseurs ou de futurs partenaires commerciaux, souvent étrangers, ont droit à une visite des lieux, habilement guidée. L’idée étant de leur montrer le savoir-faire de l’entreprise, qui s’apprête alors à devenir le leader mondial de la prise en charge de la dépendance : aménagement des espaces, tenue des lieux, gestion de l’accueil, organisation des soins, etc.
Au-delà de l’image, Les Bords de Seine, comme tous les établissements du groupe, doivent rapporter de l’argent. Beaucoup d’argent. Les tarifs des chambres comptent parmi les plus élevés de l’Hexagone. Aux Bords de Seine, la chambre d’entrée de gamme d’une vingtaine de mètres carrés coûte près de 6 500 euros par mois, et les tarifs grimpent jusqu’à 12 000 euros pour la grande suite avec salle de bains et dressing. 380 euros par jour et par personne, soit six fois le tarif moyen d’un Ehpad. Pourtant, à ce prix, tout n’est pas compris. Il faut encore payer l’accès à Internet (25 euros par mois), les appels téléphoniques (0,15 euro l’unité), l’entretien de votre linge, le coiffeur ou encore la pédicure. Enfin, selon votre degré de dépendance, la facture pourra encore s’alourdir de 5 à 20 euros par jour (jusqu’à 600 euros par mois).
Seules les grandes fortunes françaises et internationales foulent ces moquettes épaisses : des familles d’industriels pour la plupart, mais aussi des personnes issues du monde du spectacle ou des héritiers. Parmi les plus célèbres : Mme Cartier, que son chauffeur venait chercher presque tous les jours pour une balade en Rolls-Royce, une excentrique princesse iranienne, ou encore Françoise Dorin, femme de lettres et d’esprit, amoureuse éperdue de Jean Piat. On y retrouve aussi régulièrement d’anciens journalistes, d’ex-hauts fonctionnaires ou des proches de membres éminents de la classe politique française. Récemment, le fils d’un ancien président de la Ve République y avait pris demeure, en toute discrétion. Malgré son âge avancé, on apercevait régulièrement son ombre imposante s’aventurer dans les couloirs du premier étage pour rendre visite à une voisine et lui offrir la caresse d’un baisemain. Il était, paraît-il, d’une politesse exquise.
Mais, ce matin de juin 2016, lorsque Saïda Boulahyane foule pour la première fois ce tapis rouge, aucune personnalité ne se profile à l’horizon. Les couloirs du rez-de-chaussée sont silencieux. Au bout de la pièce, une vieille dame tente de lire son journal en collant quasiment son visage à l’encre des articles, le dos voûté. Dans un autre coin, deux femmes prennent le thé en jouant aux cartes. Saïda, immobile, observe ce spectacle harmonieux. Elle se souvient d’avoir pensé que même l’odeur y était différente des autres Ehpad qu’elle fréquentait : « Ça sentait le jasmin ! »
L’hôtesse d’accueil des Bords de Seine va alors la sortir brutalement de ses pensées. Après avoir répondu à quelques questions d’usage sur son identité et la raison de sa venue, Saïda Boulahyane est invitée à monter au quatrième étage, dévolu aux unités protégées, où l’aide-soignante de nuit l’attend pour la relève. Nouvelle surprise dans l’ascenseur : au niveau 1, où séjournent la plupart des VIP, les portes s’ouvrent pour laisser entrer un serveur en blazer. Serviette blanche au bras, il pousse un chariot rempli de plateaux en argent, de carafes de jus d’orange et de viennoiseries chaudes. La conversation s’engage brièvement entre deux étages. Saïda Boulahyane se présente et explique que c’est sa toute première vacation dans l’établissement. « Alors, bon courage ! » lui répond-il, dans un sourire désolé qui la laisse perplexe. Au niveau 4, les portes s’ouvrent sur un autre monde : « En un instant, le paradis s’est transformé en enfer. Je n’avais rien vu de tel. J’ai 54 ans, de l’expérience dans de nombreux groupes. C’est le pire du pire que j’aie vu dans ma vie. »