Yougoslave

Auteur : Thierry Beinstingel
Editeur : Fayard
En deux mots...

De la mort de Mozart à l’aube du XXIe siècle, de l’empire austro-hongrois à la République française, Yougoslave suit sur plusieurs générations le parcours sinueux d’une famille à travers le temps et l’espace ; à travers l’histoire et la façon dont elle reconfigure sans cesse le monde, les pays, les frontières. Nous rappelant ainsi que le mouvement est naturel à l’homme et que nous sommes tous des migrants.

24,00 €
Parution : Août 2020
560 pages
ISBN : 978-2-2137-1705-0
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Présentation de l'éditeur

Ma grand-mère habitait à Sarajevo, à cinq cents mètres de l’endroit où l’archiduc François-Ferdinand a été assassiné en juin 1914, événement considéré comme déclencheur de la Première Guerre mondiale.
A la fin de la Seconde, en mai 1945, on la retrouve à Berlin, au milieu des décombres, entourée de ses enfants.
Ces deux anecdotes sont le fondement d’une quête qui retrace presque deux siècles et demi d’une chronique à la fois familiale et historique.
Commencé en Autriche à la mort de Mozart, en 1791, tandis que la France où je verrai le jour est en pleine ébullition révolutionnaire, ce roman met tour à tour en scène six générations d’une famille. Balayant une Mitteleuropa en perpétuelle évolution, il tâche de rendre hommage à ceux dont l’histoire n’a pas retenu les noms, mais qu’elle a tout de même embarqués dans ses bouleversements. Et, en ces temps où la situation des migrants n’a jamais été aussi controversée, il a aussi pour volonté de remettre dans nos cœurs les péripéties modestes et singulières de nos origines.

T. B.

Extrait

Franz ! Franz !
Mais le vent emportait aussitôt les appels. Pas bien loin cependant : des nuages bas chargés de neige les absorbaient aussitôt. Les nuées grises et épaisses, qui envahissaient la contrée depuis l’aube, étaient venues du nord ; roulant sans retenue, elles s’étaient insinuées dans les vallées des montagnes, avaient rebondi au hasard des collines, s’étaient enchevêtrées au cœur de forêts profondes et glissaient maintenant sur la plaine où une rivière déployait des méandres incertains, louvoyant sans cesse, hésitant à choisir un itinéraire comme un vagabond impatient de trouver un refuge à l’approche de l’hiver.
Franz ! Franz !
L’enfant n’entendait rien. Le grondement de l’eau d’un ruisseau, tout proche et gonflé par les pluies, couvrait le moindre bruit, mélangeait les sons en une pâte uniforme et mate. Il aperçut de l’autre côté du champ une fillette portant un fagot de branches. Il reconnut la cadette du savetier. Elle aussi avait remarqué l’enfant et demeurait immobile.
Franz ! Franz !
L’enfant et la fillette semblèrent se dénouer ensemble. La fillette ramena sur sa tête le fagot et continua son chemin. L’enfant fit demi-tour, longea la berge en sens inverse, plaçant ses pas dans les empreintes qu’il avait laissées dans la neige, profondes seulement d’un ou deux centimètres. L’hiver par ici commençait de façon régulière, à la pluie succédaient des averses neigeuses, le sol devenait blanc, puis boueux, à nouveau blanc. La terre se refroidissait lentement dans des gelées qui accrochaient du givre aux buissons, poudrait de sucre les toits des maisons basses. Les cheminées recommençaient à fumer presque à contrecœur, les habitants comptaient et recomptaient les bûches, souhaitaient un hiver clément qui userait moins les provisions de bois. Mais il ne fallait pas trop espérer, chaque année le paysage blanc et froid se renouvelait jusqu’à Pâques. En attendant, le matin, par temps clair, on guettait l’avancée de la neige sur les cimes à l’horizon. Le soir, on barricadait de planches les fenêtres exposées à la bise. La mauvaise saison était le royaume du vent, un royaume extorqué, envahi jusque dans ses moindres recoins par des rafales cruelles, des souffles insidieux, des bourrasques soutenues.
Franz ! Franz !
L’enfant était proche de la maison lorsqu’il entendit les appels ; il ne hâta pas sa marche pour autant. Sa mère, depuis que son père n’était plus, s’inquiétait pour un rien. Pas tant de l’imaginer perdu que de le voir éloigné d’elle, à la merci de l’oncle fourbe qui rôdait sans cesse autour de la maison, prétextant l’aider depuis la disparition de son frère, pénétrant partout, dans le bûcher, dans le poulailler où elle avait dû la dernière fois le repousser brusquement, et lui, homme chétif, était tombé par terre, ses mains accrochées à ses hanches l’instant d’avant (elle avait ressenti leur brûlure, même sous la triple épaisseur du jupon de coton, de la jupe rêche et du tablier de forte toile). Ses mains, donc, se contractant en boules dures, en poings serrés, l’oncle s’était relevé, l’air mauvais, persiflant sur son droit, proférant des menaces : les terres lui appartenaient, sous-entendu, avec tout ce qui les accompagnait, fermes, maisons, cabanes, bêtes et gens, hommes et femmes, les femmes surtout.
Mais il craignait l’enfant, âgé maintenant de quatorze ans, longues jambes, épaules qui s’élargissaient, une tête maintenant de plus que lui. Depuis la mort de son père, l’enfant avait compris qu’il lui fallait le remplacer aux travaux. Ses mains, devenues solides, maniaient les outils, sa jeunesse infatigable le faisait trimer toute la journée, indifférent à la chaleur, au froid ou à la pluie. C’était un bon garçon, habile et dont la seule évasion était de parcourir les chemins environnants avec toujours dans l’idée d’améliorer l’ordinaire par une truite pêchée à la main, une grenouille transpercée à la sarbacane ou un oiseau assommé à la fronde.
Sa mère l’accueillit avec bonheur, l’invita à se sécher auprès du feu, étonnée par sa taille. Il lui semblait que, l’année d’avant, la poutre noircie de l’âtre lui parvenait encore au niveau des épaules. Maintenant, il s’accoudait dessus, approchait ses chausses devant les braises, son paletot humide accroché à un clou s’évaporant en vapeurs odorantes. Il y eut un long gémissement dans le conduit, les flammes s’écrasèrent un instant et un souffle froid emporta des braises jusqu’au centre de la pièce.
Le vent du nord, dit la mère. Il y en a pour vingt jours. On entendra les loups dès cette nuit.

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