Et après ?
Dans la panique sanitaire et économique liée à la propagation du Covid-19 la bataille de l’après a déjà commencé entre ceux qui veulent un retour à « la normale » et ceux qui appellent à un changement. Quoi qu’il en soit, rien ne sera exactement comme avant. Dans cet essai vif et dense, Hubert Védrine se penche sur tous les débats qui vont forger notre avenir.
Pendant quatorze ans auprès de François Mitterrand à l’Elysée et cinq ans à la tête du Quai d’Orsay, Hubert Védrine voyage, écrit, enseigne et conseille.
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Pendant des années, nous sommes restés sourds face aux alertes annonçant une pandémie dévastatrice. Dans le chant des sirènes de la mondialisation elles étaient littéralement impensables. La propagation rapide de la Covid-19 a sonné brutalement l’heure des comptes.
Dans la panique sanitaire et économique, la bataille de l’après a déjà commencé entre ceux qui veulent un retour à « la normale » et ceux qui appellent à un changement, relatif ou radical. Mais comment pourrait-on revenir à « la normale », c’est-à-dire à la multidépendance, l’insécurité financière, l’irresponsabilité écologique ?
La question aujourd’hui est donc de savoir ce qui demeurera et ce qui doit être changé. Parviendrons-nous à éviter l’effondrement économique mondial sans sacrifier l’urgence vitale de l’écologisation ? Un système multilatéral international pourra-t-il être refondé, à commencer par un système d’alerte sanitaire ? Comment nous extraire des dépendances de nos économies, si dangereuses et révélées par cette crise ? Comment allons-nous repenser le tourisme ? Comment va-t-on gérer la réhabilitation de l’Etat-nation et la nouvelle demande d’Etat protecteur ? Que faire au niveau français, au niveau européen ?
Dans cet essai vif et dense, Hubert Védrine se penche sans détour sur tous les débats qui vont forger l’après-pandémie mondiale.
Extrait
C’ÉTAIT PRÉVU !
Nous avons été pris par surprise, c’est indiscutable. Nous n’étions pas préparés, c’est prouvé. Pourtant, nous avions été prévenus, nous savions ce qui pourrait arriver. Mais il n’est pire ignorant que celui qui ne veut pas savoir.
« L’émergence d’une maladie respiratoire humaine hautement transmissible et pour laquelle il n’y aurait pas de contre-mesure adéquate pourrait déclencher une pandémie mondiale […]. Elle apparaîtra sûrement dans une zone densément peuplée, où les animaux et les hommes vivent à proximité les uns des autres, comme en Chine ou en Asie du Sud-Est […]. Dans un tel scénario, une capacité de surveillance sanitaire insuffisante au sein de la nation d’origine empêcherait probablement une identification précoce de la maladie. La lenteur de la réaction de la santé publique retarderait la prise de conscience de l’émergence d’un agent pathogène hautement transmissible […]. Malgré les limites imposées aux voyages internationaux, des voyageurs présentant des symptômes bénins ou asymptomatiques pourraient transporter la maladie vers d’autres continents. »
Cet extrait des « Tendances globales du Centre d’analyse prévisionnel de la CIA pour 2025 » date de 2008.
Trois ans plus tôt, le rapport de Philippe Sauzey et de Chantal Mauchet de l’Inspection générale de l’administration, remis, après un an de travail, au ministre de l’Intérieur de l’époque, Dominique de Villepin, avait, ainsi que d’autres, tiré la sonnette l’alarme.
En 2008 encore, le Livre blanc français sur la défense et la sécurité nationale estimait que, dans l’ordre des menaces, le risque sanitaire lié à une pandémie venait juste après les attentats terroristes et les attaques informatiques. Selon ce Livre blanc, l’apparition d’une « pandémie massive à forte létalité était plausible […] et une telle crise était de nature à remettre en cause le fonctionnement normal de la vie nationale et des institutions ». Ce risque élevé est mentionné à nouveau dans le Livre blanc de 2013.
À la suite de l’épidémie de grippe aviaire H5N1 de 2006, le gouvernement français avait fait adopter en mars 2007, à l’initiative du sénateur Francis Giraud, une « loi relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur, qui avait conduit à la création d’un établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) ». Un organisme chargé de constituer un arsenal sanitaire, et dont Claude Le Pen, professeur d’économie de la santé à Dauphine, regrettait, quelques jours avant sa mort, au mois d’avril dernier, « qu’il ait été, par la suite, fondu dans un ensemble plus vaste ».
Après 2014, année marquée par l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest et centrale, Bill Gates avait averti que « si quelque chose tue plus de 10 millions de personnes dans les prochaines décennies, ce sera plus probablement un virus hautement contagieux qu’une guerre. Et l’humanité n’est pas préparée à y faire face ». Une déclaration qui, depuis mars, a tourné en boucle sur les réseaux sociaux.
Le risque pandémique figure également en bonne place dans la Revue stratégique de sécurité nationale britannique, en 2015. Comme dans le Livre blanc allemand de 2016.
Ces nombreux avertissements, comme d’autres, n’ont pas été entendus, en tout cas pas par les Occidentaux. La mondialisation a poursuivi sa course insouciante, heureuse, festive, mais aussi arrogante, avide et perturbante.
Pourquoi ?
Parce que de telles prophéties de malheur étaient inaudibles pendant la mondialisation triomphante, celle qui a démarré dans les années 1980 et s’est poursuivie au galop pendant quatre décennies. Celles de la globalisation sino-américaine, dérégulée, financiarisée, rendue possible par la révolution numérique et les porte-conteneurs géants, mais aussi boostée par les mondialisateurs, quelques théoriciens, des gouvernements, des entreprises, des puissances financières, les tour-opérateurs, le désir irrépressible de consommer des classes moyennes supérieures, et fondée sur une convergence d’intérêts entre la Silicon Valley, Wallmart et la Chine de Deng Xiaoping. Ils ont façonné notre monde. C’est l’époque de la Chine atelier du monde, de la baisse radicale du prix des produits de grande consommation et de l’accroissement illimité des profits. C’est aussi le temps du tourisme de masse, des paquebots à plus de 6 000 passagers, tels ceux qui, à Venise, toisent le Palais des Doges.
Il était impensable que cette fête soit interrompue pour des craintes théoriques ! The show must go on ! Pour les décideurs, pour les Millenials, ceux que Monique Dagnaud appelle la « génération inoxydable », ces rabat-joie, ces Cassandre, obsédés de sécurité et de protection sonnaient l’alarme depuis un monde révolu. Celui du monde d’avant ! Les grandes pandémies appartenaient à un passé lointain. La peste d’Athènes en 430 avant notre ère, dont était mort Périclès, bien entendu. La peste noire, débarquée au port de Marseille en 1347, avec ses 200 millions de morts. Et même la grippe dite « espagnole », de 1918 à 1920, avec ses 50 millions de victimes. Il y avait eu Pasteur, les vaccins, la pénicilline, le progrès ! La variole avait été déclarée éradiquée. Et les prévisions les plus alarmistes avaient souvent été démenties. Certaines épidémies des dernières décennies avaient finalement été circonscrites, d’autres avaient été oubliées : la grippe de Hong Kong en 1968 avec son million de morts, les 50 millions de morts du VIH qui sévit depuis 1981, la grippe du poulet à Hong Kong en 1997, le SRAS en 2003, avec 770 morts, la grippe aviaire nord-américaine (partie du Mexique) H1N1 en 2009, qui avait fait 230 000 morts dans le monde, dont 323 en France (ce qui avait entraîné la commande massive de vaccins et la mise en place d’un arsenal sanitaire par Roselyne Bachelot, arsenal démantelé par la suite), le MERS, 850 morts, Ebola, qui a affolé, mais ne s’est pas répandu hors d’Afrique, a causé 12 000 morts, sans oublier les 300 000 à 500 000 morts annuels de la grippe saisonnière. Le tourisme de masse n’a entretemps cessé d’augmenter : 1,6 milliard de personnes en 2019, 10 % du PIB mondial, et il était assuré de grimper encore. Les arbres allaient croître jusqu’au ciel ! Nous étions les maîtres du monde. En pleine hubris, nous rappelle Thierry de Montbrial. On hésite entre Babel, dont le sommet « devait toucher le ciel », et Perrette rêvant avec son pot au lait.
C’était avant.