La rafale et le zéphyr
Alain Corbin nous offre une promenade dans le vent, au gré des expériences humaines de cette force élémentaire et des efforts réalisés par l’homme pour le comprendre et le dompter.
Chacun peut éprouver le vent, sa présence, sa force, son influence. Parfois il crie et rugit, parfois il soupire ou caresse. Certains vents glacent, d’autres étouffent. Si l’homme a depuis l’Antiquité témoigné de cette expérience, il s’est longtemps heurté au mystère de ce flux invisible, continu, imprévisible. Le vent, aux traits immuables, échapperait-il à l’histoire ?
Il n’en est rien. Dans cet essai sensible, Alain Corbin nous guide au fil d’une quête initiée à la fin du XVIIIe siècle pour comprendre les mécanismes d’un élément longtemps indomptable. C’est le temps de nouvelles expériences du vent, vécues au sommet de la montagne, dans les déserts ou, pour la première fois, dans l’espace aérien. Se modifient alors les manières de l’imaginer, de le dire, de le rêver, inspirant les plus grands écrivains, à commencer par Victor Hugo.
Un champ immense se dessine aux yeux de l’historien ; d’autant que le vent est aussi, et peut-être avant tout, symbole du temps et de l’oubli.
Historien spécialiste du xixe siècle, Alain Corbin est mondialement reconnu pour son approche novatrice sur l’historicité des sens et du sensible, auxquels il a consacré de très nombreux ouvrages.
Extrait
Prélude
Le vent commence d’être compris par les savants au cours du XIXe siècle. Auparavant, cette vacuité sonore était seulement éprouvée et décrite selon l’ensemble des sensations qu’elle imposait. L’inconsistance, l’instabilité, l’évanescence définissaient ce flux invisible, continu, imprévisible. La fugacité du vent, vecteur d’immensité, expliquait qu’on ne savait trop d’où il venait, où il allait.
Chacun pouvait éprouver sa présence, sa force, son influence : le vent souffle par instants ; parfois il crie, rugit, hurle. Il est, avant tout, bruit, vacarme. Parfois, il semble gémir, se plaindre comme une âme en peine, condamnée à une damnation éternelle. Son énergie suscite l’effroi : le vent assaille, brutalise, fouette, renverse, déracine. C’est pourquoi on l’identifiait à la colère. En outre, il emporte, transporte, disperse dans sa fuite. Il dessèche. Il attise le feu. Mais il est des vents qui soupirent, qui caressent, qui semblent parfois le double de l’amant.
L’action du vent sur le corps de l’homme est contrastée : ici, il glace ; ailleurs, il étouffe. Depuis l’Antiquité, on considérait qu’il purifiait, assainissait, mais aussi qu’il pouvait, au sens propre, empester, empoisonner. En bref, le vent, celui que Victor Hugo nommait « le sanglot des étendues, cette haleine des espaces, cette respiration de l’abîme », pouvait, au fil du temps, susciter la peur, l’effroi, la détestation.
Ce qui précède donne à penser que le vent, aux traits immuables, échappe à l’histoire. Il n’en est rien. Commencer de le comprendre, dès l’aube du XIXe siècle, être convaincu de son origine lointaine, percevoir ses mécanismes et ses trajets ont été autant de faits historiques ; tout comme les nouvelles expériences du vent vécues au sommet de la montagne, dans les déserts, au sein d’immenses forêts et, plus que tout, dans l’espace aérien.
En outre, les manières de percevoir et de ressentir le vent se sont, dans le même temps, enrichies de l’ascension d’un « moi météorologique ». Dès lors, le vent, objet littéraire, n’a cessé d’inspirer les écrivains. Les manières de l’imaginer, de le dire, de le rêver se sont modifiées, s’enrichissant du code du sublime, de l’exaltation de la nature par la poésie allemande, du romantisme ; sans oublier les réinterprétations successives du vent par les épopées qui, au fil des siècles, lui avaient conféré une place essentielle.
Il est nécessaire d’exposer, d’entrée de jeu, le niveau du savoir et celui de l’ignorance si l’on entend bien comprendre les manières d’éprouver le vent. C’est pourquoi nous commencerons par évoquer le tournant scientifique qui s’opère à l’extrême fin du XVIIIe siècle, notamment la découverte de la composition de l’air ; cela avant de décrire les progrès de la compréhension de la circulation atmosphérique puis les nouvelles expériences des vents ; sans négliger les codes esthétiques qui gouvernent alors les émotions suscitées par cette force élémentaire.
Après s’être ainsi placé au cœur de l’expérience vécue, nous exposerons à grands traits la manière dont artistes, écrivains, voyageurs ont depuis l’Antiquité interprété et, surtout, rêvé cette force sans égale, cette indéchiffrable énigme que constituait le vent. Ces références se sont mariées aux connaissances et aux expériences nouvelles pour aboutir à un renouvellement de l’imaginaire aux XVIIIe et XIXe siècles.
En bref, un champ immense de recherche se dessine aux yeux de l’historien ; d’autant que le vent est aussi, et peut-être avant tout, symbole du temps et de l’oubli. C’est pourquoi nous devons méditer la formule de Joseph Joubert : « Notre vie est du vent tissé. »