Freud à Bloomsbury
Voici l’histoire, presque le roman vrai, de James et Alix Strachey, passeurs de la psychanalyse en langue anglaise au début des années 1920. Ils appartiennent au groupe de Bloomsbury, une bande d'intellectuels et d'artistes dont Virginia Woolf et son mari Leonard, fondateur des éditions Hogarth, deviendront les figures phares.
James Strachey et sa femme Alix partent à Vienne en 1920 se former auprès de Freud à la psychanalyse et à la traduction. L’entente avec le fondateur est immédiate. Il leur confie des textes à traduire et discute avec eux du choix des termes. De retour à Londres, le couple achève la traduction des Cinq Psychanalyses de cas de Freud et la publie au cœur du Bloomsbury littéraire : à la Hogarth Press.
De façon inattendue, vingt ans plus tard, en 1946, l’aventure de traduction reprend. Après la mort de Freud, son fils Ernst souhaite une édition complète de référence et pressent James Strachey et Leonard Woolf, seuls à la hauteur de cette tâche pharaonique. A soixante ans, James, devenu un psychanalyste renommé, accepte de tout abandonner pour s’y consacrer, mais pas sans Alix. Ce sera la Standard Edition en 24 volumes, achevée en 1966. Le rêve de Freud est exaucé : il est devenu un auteur anglais.
Cet ouvrage est à ce jour la seule et unique introduction au chef-d’œuvre, sans égal même en allemand, que constitue la Standard Edition.
Extrait
Vienne, 4 octobre 1920, Berggasse 19. Sigmund Freud, assis à son bureau, s’apprête à recevoir un nouveau patient. Sur le bureau sont posées deux lettres. La première, à l’en-tête de Harley Street, London, datée du 7 mai 1920, est une recommandation, signée Ernest Jones, concernant James Strachey. Freud parcourt la lettre : « J’écris aujourd’hui à la demande de J. Strachey pour savoir s’il y a quelque espoir que vous le preniez en analyse. C’est un homme d’une trentaine d’années, cultivé et membre d’une famille de lettrés célèbres (j’espère qu’il pourra contribuer à la traduction de votre œuvre). Je pense que c’est quelqu’un de bien, quoique faible et manquant peut-être un peu de ténacité. Il me dit qu’il peut payer £300 d’honoraires, et demande s’il ne pourrait pas prolonger le temps de la cure en abaissant le prix des séances. Il préférerait commencer maintenant, plutôt qu’en octobre, si vous avez une place. »
Strachey ? Le nom ne lui est pas inconnu. Il a lu récemment Eminent Victorians [Victoriens éminents] de Lytton Strachey, un beau livre subtilement iconoclaste, que Jones lui avait procuré, connaissant son goût pour l’histoire des grands hommes anglais du XIXe siècle. Strachey… une vieille famille, quintessence de l’époque victorienne. Un ancêtre du XVIe siècle, William Strachey, avait même soufflé à Shakespeare le récit d’un terrible naufrage dans le triangle des Bermudes qu’il avait utilisé pour sa pièce La Tempête. L’arrivée de cet érudit anglais est une chance. Il manque de ténacité ? De la part d’un Anglais, cela l’étonnerait.
Freud saisit la deuxième lettre ouverte sur son bureau. C’est une demande d’analyse. Le papier à lettres, un beau vélin à l’en-tête de Merton House, Cambridge, porte le nom de la luxueuse maison d’hôtes de King’s College. L’arrivée de cette lettre lui offre le plaisir particulier que lui procure tout ce qui vient d’Angleterre : les livres, les visiteurs, les lettres familiales. Freud saisit la lettre de James Strachey. L’écriture est régulière, aérée ; celle d’un épistolier cultivé.
Cher Monsieur le Professeur,
Je pense que le docteur Jones vous a signalé que je souhaite ardemment me rendre à Vienne afin d’être analysé par vous. Il vous aura, je pense, expliqué que mon objectif, en procédant ainsi, est d’obtenir la base empirique essentielle à la connaissance théorique de la psychanalyse que j’ai pu, par ailleurs, acquérir par mes lectures. Dans cette intention, je pense pouvoir rester à Vienne au moins un an. J’ai cru comprendre, d’après ce que m’a dit le Dr Jones, que vous n’aviez de toute manière pas de place libre avant l’automne, mais je me risque à vous écrire sur ses conseils, afin de vous demander si vous accepteriez de me prendre.
Cependant, je crains que la question financière puisse être un obstacle. Dans l’éventualité et (de mon point de vue) du fait de mon désir d’une longue analyse, ma situation, je le crains, ne me permettra pas de dépenser plus d’une guinée de l’heure en monnaie anglaise. Je ne sais si nous pourrons nous entendre de façon satisfaisante sur de telles dispositions, mais je dois ajouter l’expression de mon souhait, que je ne saurais exagérer, d’avoir la grande chance de bénéficier de votre enseignement personnel de la psychanalyse.
Un Anglais qui vient une année entière et qui envisage de se former à la psychanalyse… C’est décidé, il va accueillir favorablement cet intellectuel, même à moitié prix, pour une guinée la séance. En juin, Freud a répondu à James, en anglais, notant en conclusion : « N’oubliez pas, je vous prie, de m’écrire à nouveau fin septembre, lors de mon retour à Vienne. » Le Professeur ignore encore que le 4 juin 1920, jour où il a posté sa lettre, était précisément le jour du mariage de son correspondant avec Mademoiselle Alix Sargant-Florence, qui fêtait ce jour-là ses 28 ans. Il ignore aussi que la jeune femme, désormais Mrs James Strachey, accompagnerait son époux à Vienne.
Le matin du 4 octobre, James Strachey se prépare à rencontrer Sigmund Freud à dix heures. La pension Maria Franz, où il vient de s’installer avec Alix, est située dans la Währinger Strasse, en haut de la colline, à seulement quelques minutes du cabinet du Professeur Freud. À neuf heures quarante-cinq (James Strachey est un homme exact), il sort de la pension et se dirige d’un pas vif vers le 19, Berggasse. En ce matin d’automne, Vienne présente un visage plutôt maussade, mais James a conservé le teint hâlé de ses vacances italiennes. Il se récite une dernière fois la lettre reçue le 6 juin, rédigée dans un anglais impeccable. Il la connaît par cœur.
« Dear Mr Strachey, I am not sure that you can speak and read German, so I’ll do my best to use my English, even if it is uncorrect [sic]. Il est vrai que je n’ai aucune place libre avant l’automne. Je ne pense pas non plus qu’il soit souhaitable d’entamer une analyse pour l’interrompre à peine quelques semaines plus tard. L’obstacle que vous mentionnez avec beaucoup de franchise n’est pas insurmontable. En réalité, il n’aurait pas existé avant la guerre. Mais maintenant, comme vous le savez, les choses sont différentes et ont plutôt empiré. Je suis devenu très pauvre et dois travailler dur pour joindre les deux bouts. De telle sorte que je n’accepterai certainement pas un patient pour une guinée d’honoraires ; mais le cas d’un homme qui veut être mon élève et devenir analyste est au-dessus de ces considérations. Aussi longtemps que la livre anglaise continue de valoir environ 200 couronnes, je suis prêt à vous prendre comme vous me le demandez et je suis heureux de voir que vous vous donnez un temps suffisamment long pour ce travail, alors que tant de gens réclament une analyse en péchant contre ce postulat. »
Voilà la Berggasse. James est déjà passé plusieurs fois devant le numéro 19, les jours précédents. Il va enfin rencontrer « der Professor », éprouvant l’agréable sensation de connaître déjà sa famille, ses demi-frères, ses rêves analysés par lui-même. Il a lu et relu les Trois essais sur la sexualité – une découverte admirable –, Psychopathologie de la vie quotidienne et Interprétation des rêves – dans la première traduction américaine de A. A. Brill, mais aussi dans la langue originale.
James agite la sonnette. Une jeune domestique lui ouvre, le fait monter par le grand escalier jusque dans la salle d’attente. Il n’a même pas le temps de s’asseoir : la porte du cabinet s’ouvre, Freud l’accueille de son regard vif, lève la tête pour découvrir le visage de cet immense Anglais, perché sur d’interminables jambes. Ce qu’il voit lui plaît : un visage sympathique, doux, presque enfantin, encadré par une barbe blonde bien taillée. James Strachey, vêtu d’un sobre costume de drap anglais, se présente avec une élégance toute british. La porte se referme sur le premier entretien, inaugural. James Strachey, 32 ans, vient de rencontrer celui dont l’œuvre va se trouver au cœur de sa vie – et de celle de son épouse Alix – pour les cinquante années à venir.