Confessions gastronomiques: Le restaurant d'après
Cinquante-neuf chefs et cheffes ont bien voulu utiliser un temps d'incertitude, de doute et de crise pour se confier sur leur parcours, leurs évolutions, leurs projections. Avec Alain Bauer, ils se sont livrés comme jamais au regard bienveillant mais interrogateur d'un client qui « sait manger » sans pour autant s'imaginer cuisinier. Un gastronome critique qui, parallèlement à son parcours académique, a pu les fréquenter, créer des liens amicaux, obtenir leur confiance dans cet exercice inédit de « confessions gastronomiques ».
Souvent, on parle nourriture, cuisine, restauration. On débat des produits, du bio, du durable. On commente, on critique, on félicite les cuisiniers. Parfois, on les interroge. La télévision a trouvé un filon en mettant la gastronomie au coeur de ses programmes, alternant cuisiniers et pâtissiers, amateurs et professionnels.
Paul Bocuse avait réussi à faire sortir les chefs de leur cuisine. Ils sont maintenant devenus les héros et les hérauts de la culture gastronomique française. On les note, on les classe, on les étoile. On parle beaucoup d'eux. Quand on les interroge, c'est plus souvent sur leurs recettes que sur leur vie.
Cinquante-neuf cuisiniers, parfois accompagnés de leur muse ou de leur alter ego, ont bien voulu utiliser un temps d'incertitude, de doute et de crise pour se confier sur leur parcours, leur évolution, leurs projections.
Avec Alain Bauer, ils se sont livrés comme jamais au regard bienveillant, mais interrogateur, d'un client qui « sait manger », sans pour autant s'imaginer cuisinier. Un gastronome critique qui, parallèlement à son parcours académique, a pu les fréquenter, créer des liens amicaux, obtenir leur confiance dans cet exercice inédit de « confessions gastronomiques ».
Voici le premier panorama du paysage gastronomique français de l'« après », une vision optimiste de lendemains mieux cuisinés.
Extrait
Pendant longtemps, j’ai écrit sur d’autres sujets que la gastronomie. Formé par mon père, adepte de la grande cuisine française, j’ai découvert ce patrimoine durant mon adolescence. Même si je ne percevais pas toujours toutes les nuances de la technique utilisée pour réussir des plats fabuleux, l’éducation au goût et aux saveurs permettait de distinguer le bon du moins réussi.
En plus de quarante années de fréquentation quotidienne des restaurants, pour tous les repas, j’ai eu la chance de rencontrer, de me lier, de me fâcher aussi, de me réconcilier souvent, avec des femmes et des hommes, futurs chefs, grands chefs et d’assumer le rôle du mangeur qui se permet la critique.
Un dialogue parfois difficile, surtout en devenant, clandestinement puis plus visiblement, directeur de guide gastronomique pendant un temps. Quelques ouvrages sur le sujet, des préfaces, un document plus philosophique sur l’avenir de la gastronomie m’avaient conduit à m’intéresser à cet univers dans toutes ses dimensions : les produits, les cheffes et chefs, les cuisines, les restaurants.
Soudain, une crise, dont seule notre capacité collective à l’amnésie peut nous faire croire qu’elle était inattendue, a mis à mal des activités majeures : transports, travail, tourisme, culture, sports, restauration. Toute la vie sociale a été atteinte par la « réplique » de la grippe dite « espagnole » de 1918. Il y a cent ans, c’est la censure et la surprise qui avaient provoqué plus de dégâts humains que le bilan militaire de la Première Guerre mondiale. Dans une remarquable indifférence, l’arbre de la guerre avait caché la forêt de l’épidémie.
Un siècle plus tard, nous n’avons pas appris grand-chose et nous avons reproduit erreurs, errements et mensonges. Ce très long confinement a provoqué des effets dévastateurs dans les têtes autant que dans les caisses. Trop souvent, on pense et on parle à la place de celles et ceux qui font.
En imaginant ce livre, j’ai d’abord voulu rendre la parole à celles et ceux qui, trop souvent, restent cachés en cuisine. Ne pas écrire sur elles ou sur eux, pour elles ou pour eux, mais faire en sorte que leur parole ne disparaisse pas dans la vapeur des fourneaux ou soit modelée par le marketing.
Il était donc temps de faire en sorte que le processus qui va de la culture des produits à leur transformation, leur magnification et leur dégustation puisse être exploré in vivo. Selon une citation attribuée à Honoré de Balzac : « Le dîner est le rendez-vous des têtes les plus fermes, des cœurs les plus héroïques, des esprits les plus indépendants. La table est un lieu d’union, de joie, et de fraternité. »
Avant de « passer à table », quelques considérations apéritives s’imposent afin de mieux goûter ce que proposera notre menu prospectif. L’enjeu est, comme toujours, de comprendre d’où l’on vient pour imaginer l’après. L’après-crises, sociale, économique, environnementale. Et surtout sanitaire. Toute bonne prospective ne commence-t-elle pas par une rétrospective ?
Présenter ce qu’on appelle en la matière l’« état de l’art » pourrait être l’œuvre d’une vie, et probablement de plusieurs. On ne saurait goûter toute la saveur des propos des cheffes et chefs qui ont accepté de sortir de la cuisine sans disposer du fond de sauce nécessaire à la mise en perspective de leurs témoignages intimes, de leurs confessions gastronomiques.
Il y aura des mots et des maux. Des mets et des mais. Des cracks et des krachs. Des optimistes, des résolus, des pessimistes, des réalistes, des idéalistes… Personne n’a voulu baisser les bras devant l’adversité, mais certains n’ont même pas voulu répondre pour ne pas envisager autre chose que le retour à la normale, comme avant !
Commençons donc par établir le programme des réjouissances en déblayant un peu le thésaurus des termes utilisés, car, selon les périodes de l’histoire, les mots renvoient à des réalités fort différentes.
Il y a un siècle, les « entrées » constituaient le plat principal, pas le début du repas ; les entremets n’étaient pas synonymes de desserts, mais comportaient des plats salés, quand ils ne signifiaient pas, comme au Moyen Âge, un divertissement pour marquer une pause entre deux services.
Ensuite, quand les mots offrent une stabilité sémantique, ils ne renvoient pas toujours à la même perception. Il en est ainsi des mots du goût – à envisager au double sens de « saveur » et d’« appétence pour ». Les Romains aimaient-ils le vin pour son goût ou simplement pour l’ivresse qu’il procure ?
Enfin, le regard sur l’histoire sensible de la gastronomie, qui peut se révéler perçant lorsqu’il est porté de biais, de façon ingénue, la littérature nous en dit une vérité, nous en livre un aspect précieux qui ne doit pas porter d’illusoires espoirs en une objectivité : il n’y a pas de vérité historique absolue, juste un état plus ou moins stabilisé d’erreurs acceptables et plus ou moins acceptées par le plus grand nombre d’experts. Karl Popper ne disait pas autre chose : « La science ne souscrit à une loi ou une théorie qu’à l’essai, ce qui signifie que toutes les lois et les théories sont des conjectures ou des hypothèses provisoires1. »
C’est pourquoi, si nous n’ignorons pas qu’il y a débat sur la nature et l’ampleur du rôle des cuisiniers de Catherine de Médicis sur la rénovation de la cuisine française, leur influence semble acquise. On pourrait aussi illustrer ce propos en rappelant une maxime revenue à la mode en temps de Brexit, que la preuve de l’existence du pudding c’est que certains le mangent, tant la recette pourrait apparaître comme une atteinte au bon sens (il en est, malgré tout, parfois, de fort digestes).
Notre ambition est donc très mesurée. Il s’agit de proposer au lecteur des bases (qu’il s’appropriera et accommodera à sa guise) utiles pour aller au contact de ces confessions. Baudelaire écrivait : « pas de restaurants. Moyen de se consoler : lisez des livres de cuisine ». Si l’actualité de ses propos résonne durement par ces temps de pandémie, c’est le rôle essentiel des mots en cuisine et des idées qu’ils convoquent, qui mérite d’être relevé.
Histoire d’un mot et d’une chose, la gastronomie ; histoire d’un moment singulier, celui de l’apparition du restaurant ; histoire des cuisiniers, entre grandeur et servitude d’un premier rôle ; histoires au prisme français, cette introduction aux mots n’aura donc d’autre vocation que de mieux goûter les leurs.