Il y aura d'autres jolis mois de mai
« Le 10 mai 1981, nous vivons intensément, rue de Solférino, ce qui va devenir un moment très particulier pour la France : le premier gouvernement de gauche depuis 1936. Je suis pris dans l’euphorie de l’instant que j’espère depuis bientôt dix ans, dont d’autres rêvent depuis bien plus longtemps… Serons-nous à la hauteur des espoirs des quinze millions d’électeurs qui ont voté pour François Mitterrand ?
Pour beaucoup, le 10 mai 1981 évoque davantage qu’une simple alternance : un ensemble considérable de réformes institutionnelles, culturelles, sociales et économiques. Comme on n’en avait pas vu en France depuis 1945, grâce au Programme commun de la gauche. Des réformes dont le pays bénéficie toujours.
En ce jour très sombre de février 2021, où tant de drames et de menaces s’accumulent sur le destin de tant de gens, sur mon pays, sur l’Europe, sur l’humanité, sur la vie même, je commence à écrire ce récit. Les idéaux d’autrefois ont explosé ; en France en tout cas, l’espérance de la gauche s’est, au moins provisoirement, effondrée.
C’est aujourd’hui, au crépuscule de ma vie, que l’envie me vient de me retourner vers le joli mois de mai 1981. Non par nostalgie, quarante ans plus tard, mais parce qu’il faut se souvenir de ce dont on a de bonnes raisons d’être fier. Et parce que le fil de cette histoire retrouvée nourrit la promesse de jours plus heureux encore.
Je vous invite à une promenade dans mes souvenirs, à une chevauchée au gré des moments qui marquent un parcours. Pour éclairer le présent et l’avenir. »
Extrait
Au 10 de la rue de Solférino à Paris se trouve un vaste hôtel particulier dont l’histoire est comme un concentré de celle de la France des deux derniers siècles : il fut construit à partir de 1772 et passa plus tard aux mains de la puissante famille de Broglie, et plus spécialement de celui qui en était alors le gardien jaloux des privilèges, Albert de Broglie, un monarchiste devenu un des dirigeants les plus conservateurs des débuts de la Troisième République. Les malheurs des temps ont conduit la famille à se séparer de cette belle demeure, qui devint, dans les années 1930, la « Maison des Fonctionnaires », dans l’orbite de la CGT. Réquisitionné pendant la Collaboration, cet ensemble abrita le ministère de l’Information de Philippe Henriot, lequel y fut assassiné par la Résistance le 28 juin 1944, après un discours d’une extrême violence, prononcé le 10 mai 1944 contre Pierre Dac, lequel lui répondit depuis Londres d’une célèbre diatribe prémonitoire, se concluant par « Mort pour Hitler, fusillé par les Français ». Le 18 août 1944, quelques semaines à peine après les obsèques nationales de ce sombre personnage, organisées par Vichy et les Allemands, le bâtiment fut repris, les armes à la main, par des syndicalistes CGT de l’éducation, qui en firent le siège de leur organisation. Après bien d’autres tribulations, il fut loué en 1980 puis vendu en 1985 au Parti socialiste, enrichi par ses succès électoraux.
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10 mai 1981, 18 heures, au premier étage de cet hôtel particulier, dans ce qui est depuis quelques mois le bureau du premier secrétaire du Parti socialiste (PS), nous sommes quelques-uns à être venus y vivre un autre moment important de l’histoire de France : les résultats de l’élection présidentielle. Il y a là, avec moi, entrant et sortant de la pièce, Édith Cresson, Yvette Roudy, Marie-Thérèse Eyquem, Véronique Neiertz, Lionel Jospin, Pierre Joxe, Pierre Bérégovoy, Louis Mermaz et quelques autres. Le candidat se trouve encore à Château-Chinon, dans sa chambre de l’hôtel du Vieux Morvan ; pas loin de lui, perdu dans la petite foule qui se presse autour de l’hôtel, Hubert Védrine ; d’autres de ses fidèles les plus proches sont dispersés à travers la France, qui attend, anxieuse.
Pourquoi nous ? Pourquoi à ce moment ? Pour quoi faire ? Sommes-nous prêts à gouverner ? Serons-nous à la hauteur des espérances des quinze millions d’électeurs qui ont voté pour lui ? Ces questions, il est trop tôt, ou trop tard, pour se les poser. Nous sommes embarqués dans ce qui va devenir un moment très particulier pour notre pays : la première gestion de la France par un gouvernement de la gauche depuis le bref épisode de 1936. Nous devinons que bien des écueils, bien des pièges et des chausse-trapes nous attendent ; et que nous allons devoir reprendre des rôles et des postes, tenus par d’autres depuis si longtemps.
Pour ma part, comme peut-être pour certains autour de moi, s’ajoute le sentiment d’être un imposteur : pourquoi moi ? Pourquoi ici ? De qui ai-je pris la place ? Je ne connais presque rien au fonctionnement de l’État. Je n’y ai jamais exercé la moindre fonction. Je ne connais pratiquement aucun haut fonctionnaire ni aucun dirigeant étranger. Est-ce vraiment cela que j’ai voulu de ma vie ? Fuir ce rôle… Il est encore temps. Ce sentiment, je l’écarte vite, pris dans l’euphorie de cet instant que j’espère depuis bientôt dix ans, et dont d’autres rêvent depuis bien plus longtemps. Et pourtant, il nous paraît encore improbable, parce que nous avions tous fini par ne plus vraiment y croire, après tant et tant de défaites.
Je découvrirai plus tard que toutes les victoires électorales, même à une élection présidentielle, n’ont pas le même goût. Et de fait, aucune victoire électorale suivante, même les présidentielles gagnées par la gauche en 1988 et en 2012, n’aura la même ampleur, la même importance historique. Faute de programme. Faute de temps. Et pour d’autres raisons, sur lesquelles je reviendrai.
Ce soir-là, certains d’entre nous avons le sentiment que ce 10 mai n’est que le bégaiement d’une autre histoire beaucoup plus intense, d’une campagne infiniment plus passionnante, vécue sept ans plus tôt, et qui s’était terminée par une défaite ; une campagne éclair, éblouissante, improvisée après la mort imprévue du président Georges Pompidou. Une campagne de fortune, sans moyens, sans soutiens, pendant laquelle nous étions alors tous, sauf le candidat, des débutants. Une défaite plus exaltante encore que cette victoire. Et qui laissera bien des traces dans l’action qui suivit.
Comme sept ans auparavant, j’ai passé l’après-midi de ce dimanche à essayer, en vain, de dormir ; puis je suis venu au siège de la campagne, juste avant que ne nous parviennent, par téléphone, les premiers sondages sortis des urnes, encore confidentiels. Il y a sept ans, ils annonçaient la défaite. Aujourd’hui, ils annoncent une victoire que beaucoup d’entre nous estimaient acquise depuis un mois. En fait, pour moi, acquise depuis un soir de mars, deux mois plus tôt, dont je reparlerai…
Chacun, dans cette pièce, pense à l’aventure qui commence ; à l’aventure qui nous attend. On sait que bien des gens espèrent en nous. On le devine en tout cas, car nous disposons de moyens très limités de savoir ce qui se passe vraiment à l’instant précis dans le pays : ni Internet, ni téléphone mobile, ni réseaux sociaux. Juste le téléphone fixe, le fax, quelques gros ordinateurs pour des prévisions électorales. Et des médias audiovisuels encore totalement sous le contrôle du pouvoir en place ; tétanisés dans l’attente de ce qui s’annonce.
Nous devinons, par les rumeurs de la rue, par ce que nous rapportent nos délégués en province et dans les DOM-TOM, que ce 10 mai 1981 est un moment de joie extrême pour des millions de gens partout en France, et ailleurs dans le monde.
Bizarrerie particulière : une amie, Dalida, m’appelle (sur un poste fixe, évidemment) de Dubaï ; je lui donne le résultat des sondages. Elle téléphone ensuite à des dizaines de personnes à Paris, qui apprennent ainsi depuis le Moyen-Orient des résultats qui ne deviendront publics qu’à 20 heures.
Et puis, très vite, chacun pensera aussi et surtout à lui-même, et au rôle qu’il tiendra peut-être dans les années à venir. Un seul homme le sait. Le plus secret. Celui que nous avons un peu aidé, depuis tant d’années, à en arriver là.
En ce jour très sombre de février 2021, où tant de drames et de menaces s’accumulent sur le destin de tant de gens, sur mon pays, sur l’Europe, sur l’humanité, sur la vie même, je commence à écrire ce bref récit. Les idéaux d’autrefois ont explosé : en France en tout cas, l’espérance de la gauche s’est, au moins provisoirement, effondrée ; moins d’un quart des Français se reconnaissent en ses multiples fractions, qui n’ont pas su anticiper les nouveaux combats, au point que même le désir de protection semble mieux servi par la droite. Et c’est aujourd’hui, au crépuscule de ma vie, presque quarante ans après ce merveilleux jour de mai 1981, que l’envie me vient de me retourner vers ce moment heureux ; non par nostalgie, mais parce qu’il faut se souvenir de ce dont on a de bonnes raisons d’être fier ; et parce que le fil de cette histoire retrouvée nourrit la promesse et le chemin vers d’autres jours plus heureux encore.
Il ne s’agit pas ici d’un récit narcissique, ni de Mémoires hagiographiques, ni d’un règlement de comptes, mais de souvenirs qui se veulent utiles aux générations futures, en montrant qu’il est possible d’influer sur un pays et le monde par la politique. Et aussi qu’il est possible, avec beaucoup de travail, de choisir sa vie.
Pour beaucoup de gens en effet, le 10 mai 1981 évoque davantage qu’une simple alternance : un ensemble considérable de réformes institutionnelles, culturelles, sociales et économiques. Des réformes majeures, comme on n’en avait pas vu en France depuis 1945 ; des réformes dont le pays bénéficie encore chaque jour.
Pour d’autres, ce soir-là (et les années qui suivirent) fut un temps de chagrin, de crainte, de panique même. Certains d’entre eux quittèrent la France dès le lendemain. D’autres se rassurèrent en pensant que la gauche n’appliquerait jamais un programme aussi fou. Aujourd’hui encore, bien des Français maudissent ce jour, qu’ils considèrent comme le point de départ du déclin de la France.
Pour d’autres enfin, la gauche des années 1980 n’a pas vraiment appliqué son programme, parce qu’elle aurait été contrainte, deux ans plus tard, de reconnaître ses erreurs et d’en revenir à une orthodoxe austérité, de trahir ses électeurs en rejoignant le camp des libéraux et en appliquant une politique de droite.