Les écrivains sous les drapeaux
Après Trois jours et trois nuits, à l’abbaye de Lagrasse, dix-sept écrivains (Jean-Christophe Rufin, Antoine Compagnon, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Pascal Bruckner, Frédéric Beigbeder…)sont partis dans les régiments les plus prestigieux des Troupes de marine, composante historique de l’armée de Terre depuis quatre siècles. Ils ont accepté de partager le quotidien de ceux qui défendent partout notre liberté.
« La patrouille remonte le sentier. Mais une embuscade lui a été préparée. Des coups partent. Un blessé tombe. Les fusils crépitent. Des cartouches à blanc pleuvent autour de moi. » Jean-Christophe Rufin
« L’antimilitarisme est le pacifisme des imbéciles. C’est une évidence qui devrait crever leurs yeux. » Franz-Olivier Giesbert
« En partant, j’ai la gorge serrée. J’ai du mal à quitter ce cocon rassurant fait d’organisation et d’émulation, d’illusion lyrique et d’autorité, de relations fraternelles et authentiques. Je suis en retard sur le programme, les adieux se font à la hâte. J’aurais voulu mieux les remercier de m’avoir inculqué l’équivalent d’une bibliothèque entière de livres d’épanouissement personnel. » Laurence Debray
« Pendant ces jours où les écrivains ont eu la joie de rencontrer les valeureux soldats des Troupes de marine, ils ont peut-être croisé le regard d’un homme ou d’une femme qui donnera un jour sa vie pour la France. Personne ne peut savoir si Adélaïde de Clermont-Tonnerre à Quiberon, en entraînement avec les hommes du RICM de Poitiers, Antoine Compagnon à Mourmelon ou Laurence Debray au camp d’Auvours sont de ceux-là... », écrit Nicolas Diat dans sa préface.
Après Trois jours et trois nuits, à l’abbaye de Lagrasse, les écrivains sont partis dans les régiments les plus prestigieux des Troupes de marine, composante historique de l’armée de Terre depuis quatre siècles. Ils ont accepté de partager le quotidien de ceux qui défendent partout notre liberté.
Auteurs : Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Antoine Compagnon de l’Académie française, Laurence Debray, Étienne de Montety, Pascal Bruckner, Jean-René van der Plaetsen, Franz-Olivier Giesbert, Jean-Christophe Rufin de l’Académie française, Marine de Tilly, Frédéric Beigbeder, Katell Faria, Thibault de Montaigu, Patrice Franceschi, Louis-Henri de La Rochefoucauld, Jean-Luc Coatalem, Laetitia de Witt, Arnaud de La Grange.
Extrait
Il regarde cette immensité sombre, menaçante. Essoufflé par sa course, le treillis trempé collé au corps, il ne sent même plus le vent froid qui l’enveloppe par bourrasques. Ses oreilles bourdonnent. Sa vue se trouble face aux creux d’un gris verdâtre. Impossible de voir le fond. Il est sur le rebord de la digue. Il n’arrive pas à en évaluer la hauteur. Les vagues sont très loin et trop près. Il se souvient de sa grand-mère qui le retenait et lui interdisait de s’approcher de la rive : « La mer prend, elle ne rend jamais », disait-elle. Il entend, confusément, les cris de ses camarades qui l’appellent, les mots rassurants de l’instructeur. Chef Henry a resserré son gilet de sauvetage. Il flottera. Il ne risque rien. Malgré tout, l’urgence, le vertige. Il s’accroche au visage d’un copain, déjà dans l’eau, qui lui fait des grands signes de la main. Quelque chose monte en lui. Il saute. Une fraction d’oubli et la masse glacée l’absorbe. Elle rentre par ses narines et sa bouche qui cherchent déjà l’air. Il remonte, suffoque. Il ne sait pas nager. Du Zodiac, un autre instructeur voit qu’il ne va pas y arriver. « Aidez-le ! » gueule-t-il en se délestant de sa polaire pour sauter à son tour. Il est en combinaison néoprène. Nageur agile, il avance rapidement, mais deux copains sont déjà en train de s’approcher du soldat paniqué. Gênés dans leurs mouvements par leurs godillots alourdis d’eau, leurs vêtements imbibés et leurs muscles figés des efforts de la veille, ils le prennent chacun par un bras, le stabilisent. « L’autre ! Là-bas ! Les gars, allez le chercher ! » crie un troisième instructeur depuis le Zodiac où je me tiens. Il se rassoit, remet le moteur en marche.
« Il y en a de plus en plus qui arrivent chez nous sans savoir nager… On leur apprend. Il y a des piscines près du régiment à Poitiers. Ils peuvent s’entraîner. Il va falloir qu’ils se mettent une pile », m’explique-t-il.
Des silhouettes ont déjà fait le tour de la digue en crawl. Elles reprennent possession de la plage. Quelques minutes plus tôt, un groupe du 1er escadron du RICM y a accosté en kayak. Les premiers arrivés, obéissant aux ordres, ont planté deux rames pour indiquer le chemin entre les potentielles mines. D’autres courent déjà, famas en main. Ils escaladent les buttes, sécurisent les accès. Coordonnés, silencieux, concentrés. Ils m’impressionnent. Comment ont-ils encore la force ? Après les exercices auxquels ils ont été soumis ? Après la nuit qu’ils ont passée : pas plus d’une heure de sommeil ?
« Non, mais là c’est un stage de cohésion, ce n’est pas dur. C’est pour renforcer la camaraderie, me dit l’instructeur, détendu.
— Pas dur ? » ai-je répété.
Je ne suis là que depuis vingt-quatre heures, mais je n’ai pas eu l’impression d’une promenade de santé.
*
Tout a commencé quelques mois plus tôt, lors d’un dîner en petit comité. Je me suis retrouvée à table assise à côté d’un auteur dont je connaissais les ouvrages, mais que je n’avais jamais rencontré. Il m’a proposé de participer, avec une quinzaine d’autres écrivains, à un livre consacré aux Troupes de marine. Ce qui nécessitait, pour moi qui ai à peu près autant de culture militaire que de connaissances en physique nucléaire, d’aller passer plusieurs jours dans une de leurs unités d’élite.
« J’ai pensé à toi pour le plus beau des régiments ! Le RICM… », m’explique-t-il, sûr de son effet.
À mon air nuageux, mon voisin de table comprend que je ne situe pas : « À Poitiers… Un ancien régiment de la Coloniale, créé au Maroc… »
J’ai une vague réminiscence de Charles de Foucauld, soldat indiscipliné et fêtard, devenu prêtre et explorateur. Je crois bien qu’il faisait partie de ladite Coloniale, mais je crains de proférer une ânerie. Mon interlocuteur voit passer ce nouveau train de nuages dans mon regard et poursuit son travail de maïeutique :
« Le RICM, un régiment de cavalerie… »
Une lueur se fait, je reprends courage :
« J’aime beaucoup les chevaux !
— Enfin ce sont les chars aujourd’hui…
— Ah oui, évidemment.
— RICM : régiment d’infanterie-chars de marine.
— Je ne comprends pas : ils sont à pied, en blindés ou en bateaux ?
— Un peu tout, c’est le régiment le plus décoré de France. Des héros ! »
Il m’explique que les marsouins (mais pourquoi me parle-t-il de cétacés à présent ?) ont été déployés au Mali et bien avant cela au Tchad, au Liban, au Koweït, à Sarajevo, en Afghanistan et en Côte d’Ivoire. Notre cher écrivain a beau être pédagogue, il ne pensait sans doute pas que je partais d’aussi loin, mais il n’en démord pas : je suis la femme de la situation. Décidé à chasser mes dernières hésitations, il dégaine l’argument massue et tapote sur son téléphone à la recherche d’une photo :
« Là, tu vas tout de suite reconnaître l’uniforme. Tu as dû les voir défiler sur les Champs-Élysées le 14 Juillet. »
Je prends son portable. Je ne reconnais rien du tout, mais je vois un homme comme on n’en fait plus, du moins dans cet environnement d’intellectuels à lunettes souvent fumeurs, buveurs et souffreteux. Béret bleu au liseré noir, visage d’Apollon, regard plissé scrutateur, nez droit, bouche sensuelle, menton déterminé, foulard accordé au béret glissé dans l’échancrure d’un treillis paré de toutes sortes de décorations et d’embrasses de rideaux – des fourragères, comme me l’expliquera plus tard le lieutenant-colonel Stéphane Rietsch –, une carrure impressionnante qui semble pouvoir porter un tronc d’arbre sur chaque épaule, des avant-bras musclés comme des cuisses, et une peau d’enfant… J’entends Piaf chanter son légionnaire et le sable chaud. Je me rappelle soudain que mon arrière-grand-mère, Isabelle de France, dite Mandarling, avait un gros faible pour l’uniforme. Elle était d’ailleurs marraine d’un régiment de chasseurs alpins, la coquine. Je me souviens de mon arrière-grand-père, Louis de Clermont-Tonnerre, qui a été tué sur le front en 1918. Il a même laissé des Mémoires, il serait temps que je m’y intéresse. Je pense à mon grand-père Alfred Boulay de la Meurthe qui est devenu résistant dès ses treize ans. Et puis il y a la tante « Mick », infirmière militaire en Indochine. L’oncle Gérard, membre de la 2e DB en 1945. Plus récemment, l’oncle à la mode de Bretagne, Erard Corbin de Mangoux, qui a dirigé la DGSE. Certains sont morts bien avant que je puisse les connaître, d’autres ont emporté, pudiques et tourmentés, leurs secrets, mais je dois bien avoir quelque part en moi la fibre militaire. Il suffira de chercher. Je zoome dans la photo. Qu’il est beau ce dauphin ! Les images se bousculent. Je suis déjà en train de l’écrire ma nouvelle, et, prise d’un fol enthousiasme, je dis oui.