L'Enfant de la prochaine aurore
Dans une Amérique totalitaire qui impose aux femmes enceintes de se manifester auprès d'un centre dédié, Cedar Hawk Songmaker, 26 ans, apprend qu'elle attend un bébé. Adoptée par un couple de Blancs progressistes, la jeune femme cherche sa famille biologique dans le nord du Minnesota. Déterminée à protéger son enfant, elle fuit à travers le pays pour trouver un lieu sûr.
Présentation de l'éditeur
Notre monde touche à sa fin. Dans le sillage d’une apocalypse biologique, l’évolution des espèces s’est brutalement arrêtée, et les États-Unis sont désormais sous la coupe d’un gouvernement religieux et totalitaire qui impose aux femmes enceintes de se signaler. C’est dans ce contexte que Cedar Hawk Songmaker, une jeune Indienne adoptée à la naissance par un couple de Blancs de Minneapolis, apprend qu’elle attend un enfant. Déterminée à protéger son bébé coûte que coûte, elle se lance dans une fuite éperdue, espérant trouver un lieu sûr où se réfugier. Se sachant menacée, elle se lance dans une fuite éperdue, déterminée à protéger son bébé coûte que coûte.
Renouvelant de manière saisissante l’univers de l’auteure de LaRose et Dans le silence du vent, le nouveau roman de Louise Erdrich nous entraîne bien au-delà de la fiction, dans un futur effrayant où les notions de liberté et de procréation sont des armes politiques. En écho à La Servante écarlate de Margaret Atwood, ce récit aux allures de fable orwellienne nous rappelle la puissance de l’imagination, clé d’interprétation d’un réel qui nous dépasse.
Extrait
7 AOÛT
Quand je te dirai que mon nom blanc est Cedar Hawk Songmaker, que je suis la fille adoptive d’un couple progressiste de Minneapolis, qu’après être partie à la recherche de mes parents indiens et avoir appris que je suis née Mary Potts j’ai caché à tous ma découverte, tu comprendras peut-être. Ou pas. Cette histoire, je vais tout de même l’écrire parce que depuis la semaine dernière les choses ont changé. Selon toute apparence – sauf que personne ne le sait –, notre monde régresse. Ou progresse. Ou peut-être marche en crabe, d’une façon qui nous échappe encore. Je suis sûre qu’un jour ou l’autre quelqu’un finira par mettre un nom sur ce que nous vivons, mais je n’arrive pas à imaginer comment tout ce qui nous entoure et tout ce qui est en nous pourrait être réparé. L’invisible, les quanta à l’origine de notre création sont mêlés aux événements en cours. Quoi qu’il soit en train de se passer, nous sommes abreuvés de flashs infos sur la manière dont la situation sera gérée – de simples conjectures, en réalité, sur ce qui nous attend – et c’est pourquoi j’écris ce récit.
Des temps historiques ! Les périodes de chaos ont toujours engendré lettres et journaux intimes voués à être lus bien plus tard ; a posteriori ; il n’est pas impossible, selon moi, que je m’inscrive dans cette lignée. Et j’ai beau me dire que toute connaissance lexicale risque alors d’être inutile, au moins tu auras ce document en ta possession.
Ai-je signalé que je suis enceinte de quatre mois ?
De toi ?
Confession :
Il y aura bientôt dix ans, alors que j’en étais plus ou moins à deux mois de ma première grossesse, j’ai avorté. Je te le raconte parce qu’il est important que tu sois au courant de tout. Ma décision s’est imposée à l’instant même où j’ai fait le test – c’était non. J’allais fermer cette porte. Et ce faisant, j’en ai ouvert une autre. Si à l’époque je n’avais pas avorté, je ne t’aurais pas, toi, aujourd’hui. Cette fois, le test terminé, je n’étais plus qu’un grand oui.
Donc j’ai vingt-six ans, je suis enceinte, et je ne bénéficie d’aucune protection sociale.
S’ils le savaient, mes parents seraient fous d’inquiétude, eux qui de fait ont plus qu’il ne leur faut. Il s’agit aussi, sans nul doute, d’une période dangereuse dans l’histoire de l’humanité. À moins que l’on ne réponde vite au tourbillon d’interrogations qui nous assaille, tu naîtras dans ces circonstances inconnues. Mais, quoi qu’il arrive, tu seras accueilli à bras ouverts dans une famille à cheval sur plusieurs cultures. Il y a tout d’abord mes parents adoptifs, dont le nom poétique est d’origine britannique. Glen et Sera Songmaker. Ce sont vraiment de belles personnes, c’est incontestable, indubitable, et même si je leur ai causé énormément de soucis, ils se sont la plupart du temps occupés de moi avec bienveillance. Ce sont des êtres indulgents, bouddhistes et écologistes dans l’âme. Bien que Sera ait la phobie des additifs alimentaires, et que Glen ait eu il y a des années, avec une disquaire de chez Retro Vinyl, une aventure qui a failli faire voler la famille en éclats, ils forment un couple de vegans heureux. Les gens les plus adorables qui soient, sauf que... Sauf que je n’ai jamais compris comment j’ai été adoptée – je veux dire, la question de la légalité, dans ce cas précis, pose vraiment problème. Il existe une loi, l’Indian Child Welfare Act, qui rend quasiment impossible l’adoption d’un enfant autochtone dans une famille non autochtone. Cette loi aurait dû, et même devait, s’appliquer à moi. Chaque fois que j’aborde le sujet, Glen et Sera toussotent et détournent la tête. Même si je me mets à hurler, ils continuent d’éviter mon regard. Et pourtant. Ce sont de bons parents, qui seront de merveilleux grands-parents, et tu auras des tantes, des oncles, et une autre paire au complet de grands-parents de ton sang, les Potts.
Comme je l’ai déjà dit, pendant une courte période j’ai rejeté et fait bien peu de cas de ce que j’avais appris sur ma famille biologique, mais tu comprendras peut-être pourquoi si je t’explique de quelle façon mon ethnicité a été glorifiée dans l’enclave protégée de ma famille adoptive Songmaker. Petite Amérindienne ! Princesse indienne ! Une Ojibwé, une Chippewa, une Anishinaabe, peu importait. J’étais unique, probablement un peu extravagante, j’étais la star de mon école alternative Steiner-Waldorf. Sera me faisait des nattes, encore que je m’en sois coupé une, ce que personne n’a oublié. Pourtant, même avec une seule natte, même indienne simplement en théorie, je dois dire que je me suis toujours sentie au-dessus du lot, tel un membre de la famille royale, dont on parlait avec toute la considération respectueuse qui entourait l’étude de l’histoire indienne ou de ses traditions. On rapportait mes observations sur les oiseaux, les insectes, les vers de terre, les nuages, les chats et les chiens. J’avais, disait-on, une ligne directe avec la Nature. Au lycée j’ai continué à jouir de cette estime, mais elle a diminué, nettement diminué, lorsque je suis entrée à l’université et que j’ai commencé à fréquenter d’autres Autochtones. Je suis devenue ordinaire. Et même pire, car je n’avais pas de clan, pas de culture, pas de langue, pas de famille. Je n’avais pas non plus de combat personnel, ce qui était déroutant. Dans nos groupes de parole j’entendais raconter des histoires. De dépendance. De suicides. N’ayant pas connu de crises dans ma vie, à part celle de la disquaire de chez Retro Vinyl, je m’en suis inventé une. Je me suis coupé les cheveux et j’ai lâché les études. J’avais été une enfant de la génération snowflake – un flocon de neige. Privée de ma différence, je fondais.
Il y a un an, pensant peut-être que mon manque d’ambition à décrocher un diplôme résultait d’une forme d’incertitude liée à mes origines, pensant peut-être allez donc savoir quoi, Sera a décidé de me donner une lettre qu’elle avait reçue de ma mère biologique. L’honnête Sera ne l’avait pas décachetée. Je l’ai ouverte. Je l’ai lue deux fois de suite avant de la remettre dans son enveloppe. Que j’ai glissée dans une chemise. Je suis quelqu’un de très organisé. J’ai décidé de classer ce courrier. Mais sous quel intitulé ? Il me fallait une étiquette. J’y ai réfléchi un bon moment. Famille biologique ? Potts ? Et pourquoi pas Énorme déception ? Pourquoi pas fait chier ? C’était perturbant qu’on entre en contact avec moi, en fin de compte.