L'Histoire de la reine des putes
Juin 2018, baie de Sausalito, Californie. Sur le chantier d'un quartier de riches maisons flottantes, Nicholas Dennac, ex-journaliste d'investigation devenu charpentier, découvre une mare de sang. Il n'en faut pas plus pour réveiller son instinct.
Dennac va remonter un à un les affluents d'un ruisseau sanglant dont les méandres traversent un vaste scandale industriel lié à l'exploitation d'huile de schiste, le business du siècle dans cette région. Un sang qui poisse et se faufile entre les derricks qui poussent comme des champignons dans une Californie rurale sacrifiée aux plus offrants. Une navigation dangereuse pour Dennac qui le mènera peut-être jusqu'à la source du mal : la Reine des Putes.
Extrait
De quoi se souvenait-elle, Pam Parnell, vingt-deux ans après ce mardi 27 février 1996 ? De Brooke, son vrai prénom, celui du temps où elle avait seize ans. De ces années merdiques dans la vallée de Piltzville. De cette époque où elle pouvait dire ma famille même si c’était en se pinçant le nez. Combien de frères après le père lui étaient passés sur le corps ?
Piltzville, c’était le temps d’avant le camion. Après, ça avait été une autre vie, une vie où elle n’avait plus jamais dit ma famille. De toutes les façons si les choses s’étaient passées correctement avec les Parnell, elle ne se serait jamais enfuie au Jim Trucking pour y attraper ce camion. N’importe lequel pourvu qu’il l’emmène loin des siens, vers la Californie et vers le 76 d’Ontario.
Le Jim Trucking, c’était le truck stop du coin, la station-service pour routiers, à un mile après la sortie de la ville. À la sortie parce que sinon Terri aurait encore débarqué pour l’empêcher de partir. Comme la semaine d’avant, sur le parking du Splash Carwash où cette imbécile l’avait arrachée à ce camion vert. Soi-disant pour son bien. Soi-disant pour lui éviter de commettre l’irréparable. À force de lui vouloir du bien, elle avait foutu en l’air tout son plan. Si vraiment elle avait été sa meilleure amie, elle l’aurait aidée par tous les moyens à quitter cette ville et cette vie. Elle savait que son salut était ailleurs, qu’on était déjà fin février et qu’il n’était plus temps de tergiverser. Il fallait qu’elle file au 76 d’Ontario avant qu’il ne soit trop tard. C’était ça son plan. Brooke lui avait pourtant répété mille six cents fois qu’elle était en cloque et qu’elle ne pourrait plus le cacher longtemps aux parents Parnell. Mais Terri, la reine des putes, avait viré méchante depuis cette histoire d’acide. L’amitié des deux inséparables copines d’enfance virait au moisi en cette fin février 96. Et pourtant depuis leur plus jeune âge elles n’avaient cessé de s’entraider. Nées la même semaine du même mois de la même année, Brooke et Terri étaient surnommées les jumelles de Piltzville.
Mais cette fois Brooke avait pris ses précautions. Terri pourrait toujours la chercher en ville, jamais elle ne devinerait qu’elle avait fait à l’aube tout ce chemin à pied jusqu’au Jim Trucking pour venir se pêcher un routier. Le matin, Terri était invariablement défoncée au fond de la piaule d’un mec qui l’avait ramassée la veille au Blue Grizz Saloon. Elle lui en voudrait à mort pour sûr, mais désormais Brooke n’en avait plus rien à foutre. Leur amitié, c’était du passé depuis cette salade avec Robby.
Robby Di Marcio était le batteur vedette de la scène country. Il était venu se produire au Saloon au mois d’octobre. Le groupe était resté une semaine et avait donné cinq concerts d’affilée. Brooke et Terri avaient repéré Robby dès sa descente du bus à cause de ses interminables boucles blondes qui lui descendaient jusqu’au cul. Le rocker avait achevé les deux filles avant même de poser le bout de ses santiags chromées sur le bitume du parking.
À seize ans, les jumelles de Piltzville étaient des fans de la country music et elles connaissaient par cœur le programme du Blue Grizz. Elles ne rataient aucun concert du saloon, et les deux groupies sexuelles avaient déjà épinglé de sacrées pointures à leur tableau de chasse. Mais Robby Di Marcio avait été l’incident de parcours qui avait fait exploser leur amitié. Dans ce cruel duel entre les deux inséparables, Brooke n’avait laissé aucune chance à son amie de toujours. Elle avait pilé un acide dans le verre de Terri. À la déloyale. Un vrai coup de poignard dans le dos. Le lendemain matin quand la Terri avait émergé de son trip, il y avait longtemps que Robby Di Marcio était tombé raide dingue de Brooke. L’idylle avait duré toute la semaine que le batteur était resté en ville. Un séjour qu’il avait entièrement passé entre le lit de Miss Parnell et la scène du Blue Grizz Saloon. Après le départ de Robby les filles s’étaient retrouvées pour la séance d’explications, les choses avaient mal tourné et on en était venues aux mains. À cette époque Terri n’était plus que l’ombre d’elle-même et Brooke n’avait eu aucun mal à se défaire de cette junkie qui n’avait plus grand-chose d’humain. Au début de l’hiver Brooke Parnell avait compris la raison de son absence de règles et décidé du reste de sa vie en se souvenant d’une confidence sur l’oreiller. Robby di Marcio, son amant de l’automne, lui avait dit mon père tient la chapelle du 76 d’Ontario, le plus grand truck-stop du monde. Elle portait dans son ventre le fils du fils de celui qui tenait la chapelle mobile du plus grand truck-stop du monde.
Il faisait moins quinze sur ce parking glacial, et la neige était partout. Mais pas de cette jolie neige blanche qui repeint les villes et les campagnes comme dans les contes de Noël. Non. C’était le genre de merdasse grise et trempée qui lui avait gelé le corps et le cerveau pendant des années et des années.
Au Jim Trucking, pour se choper une place dans les camions c’était quasi mission impossible. Les seules filles qui traînaient là étaient celles qui faisaient le tapin. Du coup les truckers filaient sans faire attention à cette gamine qui se les gelait entre deux poubelles.
Pourtant, après trois heures d’attente, il s’en était trouvé un pour s’arrêter. De tous ses souvenirs de l’époque de Piltzville, le plus fort fut l’instant où ce Peterbilt 389 pourpre avait pilé en lâchant un coup de klaxon si violent qu’il avait arraché toutes les pages de sa vie d’avant. Ses genoux en avaient défailli. Brooke était montée sans même le regarder. Ce n’est qu’une fois assise qu’elle avait découvert la sale gueule du trucker. Un vicelard qui disait sans rien dire si tu veux décaniller de là, il va falloir que t’en paies le prix, ma chérie. Mais ce n’était pas ça l’important. L’important était qu’il enclenche la première, histoire de démarrer, de filer à gauche, cap à l’ouest. Histoire qu’elle se tourne vers le gros rétroviseur extérieur pour regarder s’éloigner la merdique vallée de Piltzville, la ville d’avant, la vie d’avant. Celle du temps où elle s’appelait Brooke Parnell.