Les Demoiselles
« Il n'y a que trois règles ici, Rosa. La première : ne jamais tomber amoureuse. La deuxième : ne jamais voler l'homme d'une autre. La dernière : ne boire que du champagne millésimé. »
Seule l'une de ces trois règles sera respectée.
J'avais quinze ans quand j'ai pris la route ce matin-là, et une seule idée en tête : rejoindre le Pays Basque, devenir couseuse d'espadrilles, et échapper à mon destin. Jusqu'à ce que je rencontre les Demoiselles. Des femmes fantasques et mystérieuses vivant au milieu des livres, des jarretières et des coupes de champagne. Qui étaient-elles ? Quel secret cachaient-elles ? Libres et incandescentes, accompagnées d'un majordome plus grand qu'une cathédrale, d'un chauffeur louche et d'un perroquet grivois, les Demoiselles n'auraient jamais dû croiser ma route. Pourtant, ces femmes ont changé ma vie.
Extrait
Mauléon, de nos jours
Je suis tombée sur ton portrait dans le journal. Ça m'a coupé le souffle.
J'étais chez le coiffeur, au milieu du bavardage des clientes et du bruit des sèche-cheveux. Les mains tremblantes, j'ai détaillé ta photo. La toque. Le tablier. Mon cœur s'est emballé, j'ai cru qu'il allait exploser. Ton regard, ton sourire. Quelle belle femme tu es devenue !
« Liz Clairemont, la chef préférée des Français ! »
J'ai lu l'interview d'une traite, sans respirer. Et puis j'ai recommencé, pour me convaincre que c'était vrai.
La journaliste ne tarissait pas d'éloges sur toi. Il était question de ta participation en tant que jurée à l'émission Toque Chef. À l'en croire, j'étais bien la seule à être passée à côté. Faut dire aussi que j'ai pas la télé. Toi qui avais conquis nos cœurs, tu es désormais une vraie célébrité.
Sous mes bigoudis, j'ai pleuré.
La dernière fois que je t'avais vue, c'était devant la maison des Demoiselles. Tu avais quatre ans et un ours en peluche dans les bras. Je m'en souviens comme si c'était hier. Tes larmes derrière la vitre. La voiture qui t'emporte. Mon cœur qui s'arrête.
Jusqu'à aujourd'hui je ne savais pas ce que tu étais devenue.
Quand la coiffeuse s'est détournée, j'en ai profité pour arracher la page.
S'en sont suivies de longues nuits sans sommeil. Me revenaient ton rire, nos virées sur la côte basque, tes chansons, nos câlins du soir. Et ta petite main dans la mienne.
Tu m'as tellement manqué, ma Liz.
Ma familiarité doit te surprendre. J'imagine que tu ne te souviens de rien. Surtout pas de moi.
Seule dans la cuisine, j'ai interrogé la lune. Que savais-tu de tes origines ? Fallait-il parler ? Ou enfouir tout ça dans un coin de ma mémoire ? Comment réagirais-tu en apprenant la vérité ?
J'ai envisagé de prendre le train pour Paris. Je serais allée dîner dans ton restaurant, peut-être même que j'aurais osé te saluer. Mais j'ai renoncé. Qu'est-ce qu'une célébrité comme toi aurait à faire d'une vieille dame comme moi ? Mon nom ne te dirait rien. Mon visage encore moins.
Ces questions m'obsèdent et je n'ai personne pour m'aider à y répondre. Voilà le drame de la vieillesse : les doutes nous tiennent compagnie et les étoiles sont peu loquaces. Alors ce soir, j'ai décidé de t'écrire. De te raconter mon histoire, qui est aussi un peu la tienne. Pas parce que je suis âgée. Pas parce qu'il n'y a plus que moi. Pas au nom de la vérité. Mais au nom de la tendresse et du courage.
Les Demoiselles seraient si fières de toi.