Les Terres promises
Paris, Alger, Tel Aviv, Saint-Petersbourg. De 1964 à 2007, les rêves des Incorrigibles Optimistes embrassent quatre décennies qui portent en elles toutes les promesses de la Terre et toutes les Terres promises. Michel Marini a tout juste dix-sept ans et son bac en poche. Il traîne au Cadran de la Bastille, où il joue au flipper en retardant le moment de s'inscrire à la fac.
Ses projets ? Rejoindre Camille, partie vivre dans un kibboutz en Israël, découvrir le monde, armé de son Leica, et retrouver Cécile, la bien-aimée de son frère Franck. Communiste convaincu, Franck n'est jamais revenu d'Algérie après sa désertion, préférant consacrer sa vie à changer le monde. Dût-il troquer l'étoile rouge pour le manteau de moine...Pris dans le tourbillon de leurs amours et de leurs secrets, les derniers incorrigibles optimistes ont tous au coeur les grandes espérances de cette période pleine de tumulte.
De la décolonisation à l'effondrement du bloc soviétique, des mirages de la société de consommation aux tentations mystiques, Jean-Michel Guenassia retrace, avec la puissance et la force qui ont fait le succès phénoménal du Club des incorrigibles optimistes, Prix Goncourt des lycéens, l'épopée intime d'une génération. La fresque vibrante et généreuse d'une époque, le récit magistral de nos illusions.
Extrait
Paris, juillet 1964
Je hais ma mère. Je ne devrais pas le dire mais la violence de mon ressentiment me submerge. Je traînais dans l'appartement désert, me demandant ce que j'allais faire de cette interminable journée qui s'annonçait quand j'ai commis l'erreur de pousser la porte de la chambre de Franck. Cela faisait deux ans que je n'y avais pas mis les pieds. Il a disparu en mars 1962, et depuis, aucune nouvelle, personne ne sait s'il est mort ou vivant. Les volets sont tirés, des cartons, des archives de l'entreprise maternelle encombrent le sol, quatre chaises de jardin attendent on ne sait quoi, une pile d'assiettes en équilibre précaire, une soupière et deux services à café prennent la poussière sur le bureau, des monceaux de draps, de linge et de serviettes de bain occupent le lit, ainsi qu'une montagne de vêtements, des manteaux, des corsages, des pulls. Ma mère se sert de la chambre de Franck comme d'un débarras, juste bon pour entasser, elle ne jette rien, elle ne donne rien, elle garde, on ne sait jamais. Elle aurait pu se dire que ce n'était pas le lieu approprié, vouloir garder intacte la chambre de son fils, en espérant son retour rapide, mais apparemment ce n'était pas sa préoccupation. Tous les parents du monde sont confrontés aux idées contestataires de leurs enfants, à leur envie de jeter à bas le vieux monde pour en construire un où il ferait bon vivre, en général ils font le gros dos, laissent passer l'orage et une fois les années rebelles envolées, la vie reprend son cours, c'est ce que font tous les parents, non ? Ou alors, il n'y aurait plus beaucoup de familles unies. Mais ma mère s'est braquée, elle ne supportait pas les convictions communistes de son fils.
Un crime de lèse-majesté.
Elle l'a affronté en ennemi de classe comme si elle se sentait personnellement visée par les discours idéalistes de son aîné. Quand Franck est revenu d'Algérie après avoir déserté, obligé de se cacher comme un proscrit, elle n'a pas eu un geste de compassion, elle voulait même qu'il se livre à la police, alors que mon père, lui, l'a aidé sans se soucier des risques. Ma mère n'a pas supporté, à son tour mon père a dû payer, elle l'a expulsé de la maison. Elle a détruit notre famille, sciemment. Et je lui en veux de nous avoir à jamais éloignés les uns des autres.
J'ai l'impression d'être dans la chambre d'un mort. À cause du silence, de la pénombre et de tous ces objets immobiles et inutiles. Des filaments de poussière se sont accumulés sur la bibliothèque ; sur une étagère, des livres d'économie, certains en anglais. Sur l'étagère du dessus, des livres en caractères cyrilliques, c'est pour embêter ma mère que Franck avait appris le russe, et finalement il s'était pris de passion pour cette langue. Posé à plat, à l'écart : Les Voyageurs de l'impériale. En édition vélin non massicotée et numérotée. J'ai soufflé sur le livre, la poussière s'est envolée, j'ai attendu qu'elle retombe, je l'ai ouvert. Sous le titre, il y avait une dédicace, j'ai immédiatement reconnu cette écriture penchée à l'encre violette : Joyeux anniversaire, mon amour, Tu as la chance de pouvoir lire un des plus beaux livres qui soient, Tu n'as pas le droit de ne pas l'aimer, Cécile.
Seul le premier cahier avait été découpé. Probablement que Franck n'avait pas eu le temps. Ou pas envie. Moi, ce livre, je le prends et je vais le lire. Parce que c'est Cécile. Et que mon frère est l'être le plus stupide qui existe sur cette terre, et à coup sûr, il est impossible que j'en rencontre jamais un qui soit plus idiot. Comment a-t‐il pu laisser tomber Cécile ? Comment une chose pareille est-elle possible ou imaginable ? Ce fou n'a pas réalisé la chance qu'il avait d'être aimé par une femme pareille, solaire, d'une intelligence et d'une sensibilité rares, qui adorait la vie, la littérature, le rock, le cinéma, qui se serait fait damner pour lui, il s'est embarqué dans une autre histoire, incompréhensible, et il a lâchement largué Cécile. Deux années ont passé et je n'en reviens toujours pas. À cause de ma mère, j'ai perdu mon frère, et à cause de lui, j'ai perdu Cécile. Où est-elle aujourd'hui ? Pourquoi me fait-elle payer la faute de Franck ? Elle a coupé les ponts, comme si moi aussi j'étais coupable. Pourquoi ce silence alors que nous étions si proches ? Elle m'appelait p'tit frère.
J'ouvre la penderie. Les vêtements de Franck sont à leur place, comme il les avait rangés. N'importe comment. Il n'était pas attentif à ce qu'il portait, satisfait de trois pulls et quelques chemises. S'habiller était pour lui une corvée. Sous la pile, je l'ai tout de suite remarquée. Une chemise écossaise à gros carreaux rouges. Je la déplie avec précaution. Elle lui avait été offerte par Pierre, le frère de Cécile et son meilleur ami, qui la lui avait rapportée d'un voyage en Écosse, peu de temps avant son incorporation. Franck sait-il que Pierre a été tué en Algérie quelques jours avant l'indépendance, lors d'une embuscade à la frontière tunisienne ? J'en doute. Sa mort brutale et la trahison de Franck, c'était trop pour Cécile.
En fait, je vais garder la chemise aussi, elle doit m'aller aujourd'hui. Ce sera comme un cadeau de Pierre. Et de Franck.
Dans mon portefeuille, j'ai trouvé un Bonaparte plié en quatre. J'ai mis quelques secondes à me rappeler que Sacha me l'avait confié en dépôt juste avant de se faire opérer de sa fracture du nez à Cochin. C'était une superstition de chez lui, une vieille tradition russe. Cela lui donnait une bonne raison pour revenir d'entre les brumes récupérer son billet. Malheureusement, cette protection n'a pas suffi. Après l'opération, Sacha s'est sauvé de l'hôpital, pour aller se pendre dans l'arrière-salle du Balto, là où se retrouvaient les membres du Club des incorrigibles optimistes. Je suis autant sous le choc de sa mort que sidéré de n'avoir rien vu venir. Je m'en veux de ne pas avoir été présent, j'aurais pu le dissuader de mettre fin à ses jours. Sacha était un homme usé, les derniers temps il avait la peau sur les os et ressemblait à un vagabond. Longtemps, il s'était accroché à l'espoir que son frère allait lui tendre la main mais Igor est resté intraitable, incapable de lui pardonner d'avoir été un communiste virulent en URSS, d'avoir truqué des milliers de photos et fait disparaître ainsi des milliers de personnes de la surface de la terre. Quand je pense que j'ai vécu auprès d'eux pendant des années en ignorant qu'ils étaient frères. Au Club, tout le monde savait et personne ne m'en a rien dit, ils ne parlaient jamais du passé. Trop dur à porter. Une seule chose les unissait vraiment, c'était d'être des survivants, ils avaient réussi à sauver leur peau, échappant in extremis à la terreur stalinienne. Finalement, Sacha représentait un épouvantail bien pratique. Et moi, je n'ai rien vu, rien compris. Leurs batailles m'étaient étrangères. D'un autre temps.
Sacha m'avait souri, tendu la main, on se croisait au Luxembourg, on parlait pendant des heures. Il n'a pas ricané en voyant mes photos médiocres, il m'a donné des conseils, il en a choisi certaines qu'il a développées, et exposées dans la boutique de Saint-Sulpice où il travaillait comme laborantin, il a été le seul à m'encourager et il m'a même légué son Leica. Ce billet que Sacha m'avait confié la dernière fois qu'on s'est vus, j'ai voulu le lui rendre. Je suis passé chez le fleuriste de la rue Saint-Jacques, je lui ai demandé de m'en mettre pour cent francs, il a composé un bouquet artistique et coloré de dahlias et de digitales. Je suis allé le déposer sur la tombe de Sacha, au cimetière Montparnasse. J'ai eu un peu de mal à la retrouver dans le carré juif car la plaque tombale en bois était tombée. Je l'ai nettoyée et replantée dans le sol. Je suis resté un long moment devant ce tas de terre anonyme, et je lui ai dit merci, pour tout ce qu'il m'avait donné.