Tant que le café est encore chaud
Chez Funiculi Funicula, le café change le cœur des hommes.
A Tokyo se trouve un petit établissement au sujet duquel circulent mille légendes. On raconte notamment qu’en y dégustant un délicieux café, on peut retourner dans le passé. Mais ce voyage comporte des règles : il ne changera pas le présent et dure tant que le café est encore chaud.
Quatre femmes vont vivre cette singulière expérience et comprendre que le présent importe davantage que le passé et ses regrets. Comme le café, il faut en savourer chaque gorgée.
Vendu à plus d’un million d’exemplaires au Japon, traduit dans plus de trente pays, le roman de Toshikazu Kawaguchi a touché les lecteurs du monde entier.
Extrait
Les amoureux
– Bon, il faut que j’y aille..., bredouilla l’homme à voix basse, avant de se lever et d’attraper sa valise à roulettes.
– Quoi?
La femme le regarda avec une grimace incrédule. Il n’avait pas parlé un seul instant de séparation, mais si le petit ami avec qui vous sortez depuis trois ans vous donne rendez-vous sous prétexte qu’il a « quelque chose d’important à vous dire », vous annonce de but en blanc qu’il part aux États-Unis pour son travail et que ce départ a lieu dans quelques heures, pas besoin d’entendre : « Il faut qu’on se sépare » pour deviner que ce « quelque chose d’important » est l’annonce d’une séparation. Même si vous aviez espéré qu’il s’agirait d’une demande en mariage.
– Qu’est-ce qu’il y a ? marmonna l’homme en évitant de regarder la femme dans les yeux.
Elle prit le ton inquisiteur qu’il avait en horreur : – Tu peux m’expliquer ?
Le café où ils discutaient était en sous-sol, sans fenêtres. L’éclairage se réduisait à six lampes à abat-jour suspendues au plafond et à une applique murale près de l’entrée. Seule une horloge aurait permis de distinguer le jour de la nuit dans ce lieu constamment teinté d’une couleur sépia.
Mais les aiguilles des trois grandes horloges murales anciennes qui trônaient là indiquaient chacune une heure différente. Les clients qui entraient dans le café pour la première fois ignoraient si c’était délibéré ou si elles étaient déréglées, ils en étaient donc réduits à consulter leur propre montre.
L’homme ne fit pas exception à la règle et vérifia l’heure, avant de faire la moue en se grattant le sourcil droit.
– Ah, tu viens de faire la tête qui dit : « Quelle chieuse, celle-là », observa-t-elle d’un air exagérément offensé.
– Mais non.
– Mais si !
Elle se refusait à lui tendre la moindre perche. Il
fit de nouveau la moue, détourna les yeux et garda le silence.
Agacée, elle le fusilla du regard.
– Tu attends que ce soit moi qui le dise, c’est ça ? Puis elle tendit la main vers sa tasse de café froid.
Il n’avait plus qu’un goût de liquide sucré, ce qui la déprima davantage.
L’homme consulta de nouveau sa montre. Avec le temps qui restait avant l’embarquement, il ne devait sans doute pas tarder à partir, et il se grattait le sourcil droit avec nervosité. Elle remarqua son agitation, en fut irritée et posa son café avec fureur. Tasse et soucoupe tintèrent bruyamment et le firent sursauter.
Il passa alors la main dans ses cheveux, prit une courte inspiration et se rassit lentement en face d’elle. Son air effrayé avait disparu.
Troublée, elle baissa les yeux et se concentra sur ses mains croisées sur ses genoux, afin d’éviter de le regarder.
L’homme était trop pressé pour attendre qu’elle relève la tête :
– Écoute...
Ce n’était plus la petite voix inintelligible de tout à l’heure. Le ton était plein d’assurance. Mais, comme pour empêcher ce qui allait suivre, elle lui lança négligemment, la tête toujours basse :
– Eh bien, va-t’en.
Quelques instants plus tôt, elle exigeait des explications, à présent elle les refusait. Pris au dépourvu, l’homme se figea, comme si le temps s’était arrêté.
– Il est l’heure, non ? ajouta-t-elle comme une enfant qui boude.
L’homme affichait une mine déconcertée, comme s’il n’avait pas tout à fait compris le sens de ses paroles. Elle sembla alors réaliser qu’elle avait pris un ton puéril et désagréable : elle détourna le regard d’un air gêné, se mordit les lèvres.
Sans un bruit, il quitta sa chaise et s’adressa à voix basse à la serveuse derrière le comptoir :
– Excusez-moi, je vais régler.
Il tendit le bras pour attraper l’addition, mais la femme posa sa main dessus.
– Je vais rester encore un peu, alors...
Avant qu’elle ne finisse sa phrase, il avait récupéré le ticket et se dirigeait vers la caisse.
– Les deux, s’il vous plaît.
– Laisse tomber, je te dis.
Toujours assise, elle tendait le bras vers lui. Mais il
ne lui accorda même pas un regard et sortit un billet de mille yens de son portefeuille.
– Gardez la monnaie...
Après avoir remis le billet et l’addition à la serveuse, il tourna brièvement vers la femme son visage triste et il sortit en silence, tirant sa valise à roulettes derrière lui.
Ding-dong.
– Donc ça, c’était il y a une semaine, dit Fumiko Kiyokawa, avant de s’avachir sur le plateau de la table comme une baudruche qui se dégonfle, tout en évitant adroitement la tasse de café posée devant elle.
La serveuse et la cliente assise au comptoir, qui l’écoutaient en silence, se regardèrent.
Fumiko venait de leur raconter en détail ce qui lui était arrivé huit jours plus tôt dans ce même café.
Quand elle était lycéenne, Fumiko avait appris six langues en autodidacte et, une fois sortie major de sa promotion à la prestigieuse université Waseda, avait intégré une grosse entreprise informatique de Tôkyô spécialisée dans le domaine médical. Dès sa deuxième année, elle était montée en grade et s’était vu confier projet sur projet. Elle était le type même de la femme active et dynamique.
Aujourd’hui, Fumiko rentrait sans doute du travail à en juger par sa tenue banale : pantalon et chemise blanche sous une veste noire. Son physique en revanche était loin d’être standard : des yeux et un nez bien dessinés dignes d’une star de la pop, une petite bouche, un visage ovale tout en finesse et de splendides cheveux noirs mi-longs, si brillants qu’ils dessinaient une auréole lumineuse autour de sa tête. Même dissimulé par les vêtements, on devinait sans peine un joli corps bien proportionné. Tout le monde se retournait sur cette créature splendide qui paraissait surgie d’un magazine de mode.
Fumiko était l’archétype de la femme belle et intelligente. Mais elle n’en avait pas forcément conscience. Elle se consacrait exclusivement à son travail. Bien sûr, elle avait eu des histoires d’amour, mais elles ne la passionnaient pas autant que son travail, tout simplement.
« Je suis mariée à mon job », déclarait-elle pour repousser les avances de tous les hommes qui lui tournaient autour.
Celui qui était au café avec elle la dernière fois se nommait Gorô Katada. De trois ans son cadet, il travaillait comme ingénieur système pour une société médicale, comme Fumiko, mais de plus petite envergure. Deux ans plus tôt, ils s’étaient rencontrés alors qu’ils étaient en mission chez le même client, et Gorô était devenu son petit ami. Enfin, son ex-petit ami pour être exact.
Quand il avait convoqué Fumiko sous prétexte qu’il avait « quelque chose d’important à lui dire », elle était arrivée vêtue d’une élégante robe rose pâle qui descendait jusqu’aux genoux, d’une veste de printemps beige, et chaussée d’escarpins blancs. Inutile de préciser que tous les hommes s’étaient retournés sur son passage.
Jusqu’alors pourtant, la garde-robe de Fumiko, qui ne vivait que pour son travail avant de sortir avec Gorô, ne comptait que des tailleurs. Or ses rendez-vous avec Gorô avaient souvent lieu à la sortie du bureau. Mais là, elle avait senti le caractère spécial de cette « chose importante » et, pleine d’espoir, elle s’était acheté cette nouvelle tenue.
Cependant, sur la devanture du salon de thé où ils avaient leurs habitudes, une affichette indiquait : « Fermeture exceptionnelle ». Ce salon de thé, où chaque table se trouvait dans un espace cloisonné, aurait été parfait pour parler d’une « chose importante », et leur déception à tous deux fut d’autant plus grande.