La Clef
180 milliards d'euros, enfouis dans une clef USB, huit personnes, dont un juge, un espion, un agent du fisc, décidées à briser l'omerta financière. Deux enquêteurs du Monde à l'affût d'un scoop mondial : 106 000 comptes cachés chez HSBC, en Suisse, la plus grande fraude fiscale jamais révélée. Et, bien sûr, une source providentielle.
Voici, enfin, les dessous de l'affaire SwissLeaks. Les auteurs produisent des documents inédits, issus de cette petite clef USB rouge dont ils ne se séparent jamais. Elle est loin d'avoir livré tous ses secrets. Oui, l'affaire n'en est qu'à ses débuts.
Extrait
L'ESPIONNE
Le premier homme qui en savait trop est une femme.
Margaux.
Enfin, elle est censée se prénommer ainsi. Elle appartient à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le plus célèbre des services de renseignement français. Là-haut, dans le Nord-Est parisien, boulevard Mortier, du côté de la porte des Lilas, le mensonge est un art répandu. Voire une vertu.
Margaux est donc ce qu'on appelle un «agent secret».
Une espionne.
Autant être francs, on ne sait rien d'elle. Du moins, pas grand-chose.
Petite, grande, jolie, brune, blonde, forte en gueule ? Il faudra l'imaginer. On ne connaît d'elle que sa voix. Précise, ferme, assurée. Quand elle cause, on l'écoute.
Margaux a une spécialité. Elle est comportementaliste.
Experte dans l'art de jauger une source, d'évaluer son langage corporel, ses intonations... son degré de fiabilité. À elle de donner son accord préalable à toute opération clandestine, à tout recrutement d'informateur. Elle sait jusqu'où aller, adapter son discours - c'est la reine de la métaphore -, comment pousser une source à se confier. Elle explique, disserte, décortique. Bref, une pointure. Elle a connu l'enseignement impitoyable de la DGSE, «la Boîte» comme ils disent boulevard Mortier, avec l'apprentissage des indispensables règles de sécurité, les cent soixante-douze stages de toutes sortes, les cinquante-cinq semaines de formation...
C'est elle qui, ce 6 décembre 2008 dans une chambre d'hôtel sans âme à Saint-Julien-en-Genevois, en Haute-Savoie, près de la frontière suisse, doit donc évaluer l'intérêt de pousser les feux, d'intensifier les liens avec un mystérieux interlocuteur, un informateur potentiel de très haut niveau semble-t-il. C'est elle qui va définitivement assurer l'une des plus belles prises de l'histoire du fisc français, en validant la solidité de la piste.
Sans son expertise, qui sait ce qui serait advenu... L'homme auquel Margaux fait face prétend s'appeler Ruben Al-Chidiack. La belle trentaine. Avenant. On ne comprend pas toujours ce qu'il dit, tant, parfois, ses mots semblent en décalage avec ses pensées, s'entremêlent, se confondent... Ses paroles sont comme évanescentes, il emploie un curieux jargon, utilisant les termes les plus alambiqués pour signifier les choses les plus simples. L'abstraction figurative appliquée au langage...
Mais, enfin, il a tout du gibier de choix.
Encore faut-il s'assurer que ce déroutant personnage est sincère, clair dans ses intentions. Premier souci, de taille : Ruben Al-Chidiack n'existe pas. En tout cas, pas sous cette identité. C'est un pseudonyme. L'homme se cache, se protège, depuis qu'en avril 2008 il a adressé un courrier plutôt aguicheur à Philippe Guillonneau, policier à la brigade centrale de lutte contre la corruption, située à Nanterre. Il assure alors disposer de tous les détails liés aux clients de la banque HSBC Private Bank, en Suisse. L'une des plus grosses banques privées au monde. Basée à Londres, la maison mère, HSBC Holdings, est un mastodonte bancaire.
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