Le phénomène Staline

Du tyran rouge au grand vainqueur de la Seconde Guerre mondiale
Auteur : Vladimir Fédorovski
Editeur : Stock

Joseph Staline, dictateur sanguinaire ? Certes. Mais comment expliquer, alors, la fascination qu’il exerce chez tant de Russes ? Pourquoi la tombe du responsable de millions de morts est-elle fleurie chaque année ?
À l’heure où l’on célèbre le 75e anniversaire de la victoire sur le nazisme, Vladimir Fédorovski retrace le parcours d’un tyran, mais aussi celui d’un remarquable stratège, doté d’une volonté de puissance hors du commun. L’écrivain et ancien diplomate nous invite aux premières loges de l’histoire : à Stalingrad, dans la plus grande de toutes les batailles de la Seconde Guerre mondiale, ou encore à Yalta, en 1945, où l’extraordinaire flair diplomatique du dictateur partagera l’Europe en faveur de l’URSS. S’appuyant sur de nombreuses archives, lettres et conversations téléphoniques, il nous montre aussi le destin d’un jeune Géorgien entré dans la clandestinité et devenu bientôt Staline, « l’homme d’acier ».
Dans cette fresque haute en couleurs, Vladimir Fédorovski analyse le « phénomène Staline », et ce que cette popularité reconquise par-delà la tombe dit de la Russie d’aujourd’hui.

20,00 €
Parution : Octobre 2020
320 pages
ISBN : 978-2-2340-8246-5
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Extrait

Staline superstar

Lorsque les Russes se penchent sur leur passé, Joseph Staline leur apparaît moins comme un dictateur sanguinaire que comme un dirigeant dans la tradition des grands monarques de la Russie éternelle, avec cette fascination particulière que suscite le pouvoir. Sans doute les persécutions et les purges ne sont-elles pas passées sous silence, mais, avec la décantation du temps, Staline demeure d’abord, dans l’imaginaire collectif, le sauveur de la patrie, celui qui a vaincu la barbarie nazie, laquelle provoqua la mort de près de 27 millions de Soviétiques. C’est au nom de la grandeur du pays et de la sauvegarde de ses intérêts supérieurs que les Russes disculpent leur tsar rouge. Fin 1952, trois mois avant de disparaître, Staline l’avait prédit : « Après ma mort, des monceaux d’ordures seront versés sur ma tombe, mais le vent de l’histoire les dispersera. »
Machiavélique, implacable, féroce, il s’est affirmé par une volonté de puissance absolue. Ses traits de caractère l’ont rapproché de Lénine, son prédécesseur immédiat, du tsar Pierre le Grand et, plus loin dans le temps, d’Ivan le Terrible. Le fait que le président Poutine, au pouvoir depuis 2000, se réfère de plus en plus à lui est symptomatique de l’aspiration du Kremlin au rétablissement de la grandeur nationale. Ainsi, la réhabilitation du dictateur rouge, rampante à ses débuts, est-elle désormais patente. C’est une tendance lourde au sein de l’opinion. Le néostalinisme russe est présent à tous les échelons de la société, civils comme militaires, avec ses relais obligés chez les nostalgiques du communisme, dans les milieux universitaires, ainsi que dans les médias.
Le mouvement s’est amorcé en 2009 avec la réapparition de cette inscription dans la station de métro Kourskaïa à Moscou : « C’est Staline qui nous a élevés dans la fidélité au peuple, qui nous a inspirés dans notre travail et nos exploits. » Cette profession de foi pouvant paraître odieuse aux yeux des familles qui ont connu le Goulag et les persécutions ainsi qu’à tous ceux qui n’ont pu oublier les millions de morts provoqués par le régime, les autorités ont laborieusement expliqué que les lieux, mis en service en 1938, avaient été restaurés dans l’esthétique de l’époque stalinienne. Autrement dit, dès lors que les somptueux marbres avaient été rénovés, il fallait aller jusqu’au bout du projet.
Le courant néostalinien qui se développe depuis plus d’une décennie tend à prouver que le Petit Père des peuples a pris en main une Russie pauvre pour la transformer en grande puissance. Une approche historique qui sert le pouvoir en place : on voit le parallèle flatteur pour l’actuel maître du Kremlin qui a redressé le pays après le naufrage du communisme et la déliquescence de la période eltsinienne. Sur les plans psychologique, moral et politique, Staline et Poutine sont aux antipodes de Mikhaïl Gorbatchev (le faiblard) et de Boris Eltsine (l’incapable doublé d’un ivrogne). Staline étant dépeint comme l’archétype de l’homme d’État intègre opposé aux oligarques prédateurs, l’anti-Lénine et surtout l’anti-Trotski – lequel voulut consumer la nation dans le brasier de la révolution mondiale –, on reconnaît en creux le portrait du tsar des années 2000.
Staline a fermement établi l’URSS à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en tenant la dragée haute à l’Occident. Nul ne conteste ce fait. C’est en se fondant sur cette réalité objective que les historiens néostaliniens pratiquent le révisionnisme et le relativisme : Staline ne fut pas le principal responsable des répressions ; c’est Lénine qui inventa le Goulag, et l’appareil communiste qui fut responsable de la Grande Terreur. « De toute manière, il faut replacer les répressions dans le contexte de l’époque et considérer que Staline les suspendit en 1938. » Telle est la nouvelle antienne pour évoquer ces temps révolus. Le tsar rouge aurait été inspiré par des « idées démocratiques », dès lors que, par deux fois, en 1936 et 1944, il a essayé d’instaurer des élections à candidatures multiples en Russie et d’éloigner le Parti communiste du pouvoir.
La bataille des statistiques, par ailleurs, est engagée. Selon les néostaliniens, l’estimation des victimes du régime est des plus exagérées : les chiffres auraient été délibérément grossis par Alexandre Soljenitsyne, par les historiens occidentaux, ainsi que par Alexandre Iakovlev, le conseiller le plus proche de Gorbatchev. Le compte réel ne s’établirait pas en millions mais en quelques centaines de milliers, ce qui exclut ipso facto bien des événements survenus au cours de cette période troublée. On se rappelle le mot attribué à Staline : « La mort d’un homme est une tragédie, celle d’un million d’hommes, une statistique », citation dont l’authenticité est vigoureusement contestée par les néostaliniens.
Nul doute, en tout cas, qu’il ne faille verser au crédit du cynisme de Staline le pacte de non-agression germano-soviétique d’août 1939, utile à court terme en matière de conquêtes territoriales au moment de l’offensive nazie contre la Pologne, mais qui mettra l’Union soviétique en danger lorsque Staline se refusera à ouvrir les yeux sur la véritable nature du Führer. À son crédit militaire, alors que, peu avant la guerre, il a purgé son armée de ses meilleurs officiers, il saura cependant conduire l’Armée rouge à la victoire finale. À son crédit stratégique et diplomatique, les accords de Yalta consacreront la position de force des Soviétiques en Europe. D’où la conclusion : Staline a eu raison.
Chaque année, le 5 mars, jour anniversaire de la mort de Staline, des militants communistes se réunissent sur la place Rouge pour déposer des fleurs sur sa tombe, derrière le mausolée de Lénine, au pied des murailles du Kremlin, siège du pouvoir en Russie. Pour autant, l’œuvre de réhabilitation du Petit Père des peuples n’est pas de leur seul fait. Côté gouvernemental, en décembre 2017, le chef du FSB (ex-KGB), Alexandre Bortnikov, a affirmé le plus officiellement du monde qu’« une part significative » des dossiers traités durant les purges staliniennes « avait un contenu réel », dès lors que ces derniers concernaient des « conspirateurs », ainsi que des personnes « liées à des services de renseignement étrangers ».

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