Un mariage anglais

Auteur : Claire Fuller
Editeur : Stock

Ingrid a 20 ans et des projets plein la tête quand elle rencontre Gil Coleman, professeur de littérature à l'université. Faisant fi de son âge et de sa réputation de don Juan, elle l'épouse et s'installe dans sa maison en bord de mer.
Quinze ans et deux enfants plus tard, Ingrid doit faire face aux absences répétées de Gil, devenu écrivain à succès. Un soir, elle décide d'écrire ce qu'elle n'arrive plus à lui dire, puis cache sa lettre dans un livre. Ainsi commence une correspondance à sens unique où elle dévoile la vérité sur leur mariage, jusqu'à cette dernière lettre rédigée quelques heures à peine avant qu'elle ne disparaisse sans laisser de trace.

22,00 €
Parution : Mai 2018
448 pages
ISBN : 978-2-2340-8329-5
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Extrait

Prologue

Depuis la fenêtre du premier étage de la librairie, Gil Coleman aperçut sa défunte femme debout sur le trottoir d’en face. Il avait passé la matinée à fureter dans les étagères, feuilletant chaque livre d’occasion de la première à la dernière page, s’arrêtant aux cornes, aux passages soulignés, fouillant les volumes un à un comme si, à force, il pouvait les convaincre de lui révéler quelque secret. Oubliée sur la banquette devant la fenêtre, la tasse de thé que Viv lui avait apportée avait eu le temps de refroidir. Aux alentours de trois heures, il était tombé sur Who was changed and who was dead1, il connaissait ce livre, sans doute l’avait-il déjà chez lui. Le volume lui avait échappé et s’était ouvert : à l’intérieur, coincée entre les pages, il avait découvert, surpris, une feuille jaune fine et couverte de lignes bleu pâle pliée en quatre.
Tremblant, Gil s’était assis à côté de sa tasse et il avait penché le livre d’un côté puis de l’autre, déployant la feuille sans avoir à l’ôter du volume. C’était une de ses règles d’or : ne jamais déplacer les choses qu’il trouvait de leur emplacement d’origine. Il leva donc le morceau de papier et le livre vers la fenêtre hachurée de pluie. Encore une lettre, écrite à la main, à l’encre noire, il parvenait à deviner la date – 2 juillet 1992, 14 h 17 – et dessous, son nom à lui. Plus bas, les caractères rapetissaient et la plume ne tenait plus compte du lignage de la page, les mots suivant des courbes descendantes, comme jetés à la hâte.
Il tâta la poche de poitrine de sa veste, changea le livre de main et plongea l’autre main dans sa poche intérieure, puis il tapota les jambes de son pantalon. Aucune trace de ses lunettes de lecture. Il approcha puis éloigna la feuille de son visage, cherchant la bonne distance pour la déchiffrer, il s’avança encore plus près de la fenêtre. La lumière était faible ; l’orage prévu pour samedi avait un jour d’avance. Pendant qu’il fermait les portes de sa voiture dans le parking à côté du terrain de jeux Jurassic Crazy Golf, Gil avait aperçu un sac plastique plaqué par le vent sur l’une des griffes du Tyrannosaurus Rex, la créature semblait ainsi sur le point de franchir la grille pour aller faire ses courses. Et tandis que Gil poursuivait son chemin le long de la promenade jusqu’à la librairie, le vent creusait des dépressions dans la mer grise et venait précipiter les lèvres des vagues contre le rivage, de sorte qu’à présent, au milieu de tous ses vieux livres, il sentait le goût du sel jusque sur ses lèvres.
Une bourrasque de pluie fouetta la fenêtre, attirant son attention vers l’extérieur et la petite rue étroite en bas.
Sur le trottoir d’en face, une femme dans un pardessus trop grand pour elle scrutait la route. Seul le bout de ses doigts dépassait de ses manches et l’ourlet en bas du manteau lui arrivait presque aux chevilles. Détrempé par la pluie, l’habit avait viré à l’olivâtre, sombre et sale – cette nuance que revêt la mer après une averse – Gil se dit que sa fille Flora saurait le nom exact de cette couleur. D’un geste du poignet, la femme dégagea une mèche de cheveux humide de son visage et se tourna vers la librairie. Ce geste était si familier qu’aussitôt Gil bondit sur ses pieds, sans même se rendre compte qu’il avait renversé sa tasse de thé. La femme bascula son visage en forme de cœur vers l’arrière, levant les yeux vers lui comme si elle savait que Gil était en train de l’observer, et à ce moment-là il comprit que c’était sa femme ; plus âgée, certes, mais c’était bien elle, aucun doute. La pluie avait aplati et assombri ses cheveux, l’eau lui dégoulinait le long du menton, mais elle le dévisageait de ce même air de défi qu’elle avait le jour où il l’avait rencontrée. Il aurait reconnu cette expression et cette femme n’importe où.

Ingrid.
Gil frappa la vitre du plat de la main, mais la femme se détourna et reporta son attention sur la rue, en direction de la ville, et, comme si elle avait soudain aperçu la personne ou la voiture qu’elle attendait, s’en alla à grands pas. Il frappa la fenêtre de nouveau, mais la femme ne s’arrêta pas. La joue collée contre la vitre froide, il parvint à l’apercevoir encore quelques instants avant qu’elle disparaisse de sa vue. « Ingrid ! » appela-t-il inutilement.
D’un geste vif, il referma le livre, le serra contre sa poitrine, dévala les escaliers puis se précipita dehors. Viv l’appela de derrière sa caisse, mais il continua. Dehors, la pluie plaqua ses cheveux gris sur son front, transperça son gilet. La rue était déserte, il poursuivit néanmoins, se forçant à courir un peu tous les deux ou trois pas, les poumons brûlants dans l’effort. Le temps d’atteindre la rue principale, Gil toussait, luttait pour reprendre son souffle. Il s’arrêta au coin, leva les yeux vers la montée. Personne sur le trottoir. Côté plage, quelques touristes pressaient le pas, sans cesse repoussés vers la mer par les rafales. Il claudiqua dans leur direction, passant en revue chaque silhouette en quête du grand manteau, plissant les yeux vers les vitrines embuées des cafés et des boulangeries. Il zigzagua pour éviter une jeune femme avec une poussette puis, ignorant la douleur dans sa hanche, traversa la route sans même vérifier qu’aucune voiture n’arrivait. Il était sur la digue, à environ deux mètres cinquante au-dessus de la plage. Au loin, il vit un homme qui marchait bravant les rafales tandis qu’un affreux chien bondissait, attaquant le vent – cela ne ressemblait pas à une tempête de mai, trop violente, on aurait plutôt cru un orage d’automne. Gil ralentit mais continua tout de même, d’un pas traînant, la tête baissée, le long de la digue jusqu’à ce qu’en contrebas la plage laisse place à un tas de rochers et d’énormes blocs de béton, détrempés par les vagues. La pluie lui fouettait le visage, le vent le malmenait, le poussait contre la rampe métallique qui longeait la promenade, il ne cessait de basculer vers elle comme s’il était emporté, projeté de bras en bras dans une danse sauvage. Entre les rochers, à une dizaine de mètres de lui, en bas, Gil eut l’impression de distinguer un fragment olivâtre et quelques mèches battues par le vent.
« Ingrid ! » cria-t-il, mais le vent l’emporta, et la femme, si c’en était bien une, ne tourna même pas la tête. Il poursuivit le long de la digue, dans sa direction. Par deux fois, il s’arrêta, se pencha par-dessus la rampe métallique, mais l’inclinaison et la hauteur de la digue, ajoutées à la barricade que formait son manteau autour d’elle, finissaient toujours par la soustraire à sa vue. Quand il estima se trouver au-dessus d’elle, il se pencha de nouveau, sur la pointe des pieds, mais à présent il ne voyait même plus son manteau. Il glissa alors la tête et le torse dans le large trou entre la barre du haut et celle du bas, et, le livre toujours dans une main, l’autre posée sur un des montants verticaux de la rampe, il passa lentement la jambe gauche au-dessus des barreaux du bas, pivotant maladroitement de sorte que son pied gauche resta sur le rebord de la digue tandis qu’il commençait à manœuvrer pour faire passer sa jambe droite. Une fois de l’autre côté, cramponné d’une main au montant vertical humide, le corps en porte-à-faux, il était sur le point de s’extirper de sa manœuvre quand son pied gauche, dans sa chaussure richelieu en cuir, glissa.
Gil eut l’impression de tomber dans le vide au ralenti, il eut tout le temps de songer à la montagne que ferait Nan, sa fille aînée, de toute cette histoire, à l’inquiétude que cela causerait à Flora, et puis il songea aussi que, s’il survivait à cette chute, il ferait promettre à ses filles de dresser un bûcher de ses livres à sa mort, et il songea encore au spectacle incroyable que ce serait. Le feu, tel un phare annonçant sa mort, serait sans doute visible jusqu’à l’île de Wight. Et Gil se dit aussi que si aujourd’hui était bien le 2 mai 2004, ce qui lui semblait probable, cela signifiait qu’Ingrid avait disparu depuis onze ans et dix mois exactement, et il se dit aussi qu’il aurait dû mieux lui montrer qu’il l’aimait. Tout ceci lui traversa l’esprit durant sa chute entre les rochers, après quoi il y eut cette douleur au bras, des éclairs de lumière sous son crâne, mais avant que le noir ne l’absorbe complètement, il vit le livre ouvert à côté de lui, le dos fendu en deux.

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