Les leçons du pouvoir

Auteur(s) : François Hollande, Bernard Combes
Editeur : Stock

Pour la première fois depuis qu'il a quitté l'Élysée, François Hollande s'explique. Il tire les leçons humaines et politiques d'une expérience unique.
Comment vit un président au jour le jour ? Comment tranche-t-il dans le feu de l'action ? Comment agit-il sur la scène internationale ? Comment a-t-il décidé, pour redresser le pays, d'encourir l'impopularité et l'incompréhension parmi les siens ?
Face aux épreuves qui ont ensanglanté notre pays, il donne ses sentiments intimes et nous fait partager, par les portraits saisissants des principaux dirigeants du monde, les défis majeurs de la planète. Il livre des vues aiguës sur la crise que traverse la démocratie européenne et sur l'avenir de la gauche réformiste.
Dans sa vie publique, comme dans les replis de sa vie privée, sans impudeur mais sans faux-fuyant, il confesse aussi ses regrets. Il révèle enfin les raisons qui l'ont conduit à ne pas se représenter et détaille les relations complexes qu'il entretient avec Emmanuel Macron.
Un document rare sur l'exercice du pouvoir que tout citoyen et tout lecteur curieux de l'expérience humaine des grands dirigeants lira avec passion.

22,00 €
Parution : Avril 2018
288 pages
ISBN : 978-2-2340-8497-1
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Extrait

INTRODUCTION

C’est mon dernier jour à l’Élysée.
Depuis le matin, cette maison du silence bruisse étrangement. Des pas pressés, des voitures dans la cour, des coups de marteau qui résonnent entre les façades du palais. Ce ne sont pas les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule. Plus simplement, des tréteaux de bois blanc qu’on dresse pour l’installation d’Emmanuel Macron.
À 6 heures je me suis levé, comme toujours sans l’aide d’un réveil, tandis que le jour filtre à travers les volets de la chambre. À 7 heures, après tant de va-et-vient pendant cinq ans, j’emprunte pour la dernière fois le petit couloir blanc qui va des appartements privés à mon bureau du premier étage. Il est orné de tableaux que j’ai fait accrocher, des compositions de fleurs d’Odilon Redon, un peintre graveur symboliste du XIXe siècle. Sur ces toiles, il n’y a pas de lauriers. Mais pas non plus de chrysanthèmes…
Je passe par la salle de bains de la reine, où la baignoire est dissimulée par un rabat de bois sculpté, puis par la pièce d’angle qui donne sur le parc, la plus belle pièce du palais, surnommée par les collaborateurs « le bureau qui rend fou » parce que celui ou celle qui l’occupe à deux pas du mien tend à se croire investi de pouvoirs extraordinaires. Depuis le départ du dernier occupant, il est vide et sert à des réunions en petit comité. Je traverse enfin la salle où se tiennent mes secrétaires, elles me regardent les larmes dans les yeux. Puis j’entre dans mon bureau étrangement ordonné, déjà vidé des livres et des objets personnels que j’y avais apportés. Seuls quelques parapheurs sont disposés sur la table de travail.
Point de hiatus dans la République : le président préside jusqu’à la dernière seconde et passe la main à son successeur qui est aussitôt à la tâche. Je signe les derniers décrets, les ultimes nominations, je compulse les rapports que j’ai commandés en pensant qu’ils seront encore pertinents demain. J’ai courtoisement éludé la proposition de Jean d’Ormesson qui voulait s’entretenir avec moi ce dernier jour, comme il l’avait fait naguère avec François Mitterrand, pour une rencontre qui eût conforté sa position de confident privilégié des présidents sur le départ.
À 8 heures, je reçois mes collaborateurs les plus proches pour des adieux. Sourires et larmes, embrassades et remerciements, je cache mal mon émotion derrière des formules destinées à faire sourire pour mieux écarter la tentation de la nostalgie. On m’a parfois reproché cette habitude de plaisanter. On a eu tort. L’humour n’est pas une fuite. Il est le sel du quotidien et surtout il rend moins cruels les heurs et les malheurs de la vie.
Je dis ma gratitude à ces femmes et à ces hommes dont la compétence et le tact garantissent au jour le jour la marche harmonieuse de la présidence. Puis je me soumets au rituel des « selfies » que me demandent les huissiers, les pompiers, les secrétaires, les aides de camp. Je m’en vais, ils restent. Ils assureront la continuité du pouvoir dans son organisation quotidienne. Discrétion absolue – ils n’ont jamais dit un mot sur mes prédécesseurs –, sûreté du geste, intelligence des situations, subtilité dans la gestion des personnalités, ils savent tout des visiteurs qui attendent, lequel doit passer par une porte ou par l’autre, lequel doit bénéficier de tel ou tel égard protocolaire : je n’oublierai pas leur vigilance.
À 10 heures, je suis seul comme si souvent pendant ces cinq années. Au vrai, cette solitude est constitutionnelle : dans l’ordre de la responsabilité, il n’y a personne au-dessus de moi. Au milieu des conseils, des avis, des suggestions les plus argumentées, c’est le chef de l’État qui tranche en dernier ressort. À la fin des délibérations, c’est vers moi que se tournent les visages, pour m’entendre dire oui ou non, pour engager une réforme délicate, affronter une crise ou risquer la vie de nos soldats. Tout ce qui fut décidé dans ce quinquennat l’a été par moi. Succès et échecs, redressement réussi ou occasions manquées : tout m’incombe. Dans cette pièce surchargée d’or aux moulures un peu écaillées, dans ce décor qui offre une protection trompeuse, tandis que les arbres du parc oscillent doucement, je suis une dernière fois face à moi-même.
C’est-à-dire comptable de mon action. Je n’ai pas l’habitude de me ménager. Je n’ai guère de complaisance avec moi-même – on me l’a aussi reproché. Pourtant je sais ce que je vais dire à mon successeur. Les faits sont là, ils parlent d’eux-mêmes. Cinq ans plus tôt la France était menacée par la spéculation et le décrochage, à la traîne de l’Union européenne à cause de ses déficits et sa compétitivité insuffisante. Aujourd’hui les bases du redressement sont solides. La France est de nouveau respectée. Au prix d’un renoncement ? En aucune manière. Fidèle à l’engagement de ma vie, celui d’un socialiste de toujours, j’ai aussi modernisé la société française, amélioré sa démocratie et mené de nombreuses réformes sociales. Il faudra beaucoup de vindicte réactionnaire pour revenir sur les droits conquis, beaucoup d’illusion libérale pour mettre en cause les nouveaux mécanismes de la redistribution.
Ces efforts qui m’ont tant coûté politiquement étaient nécessaires. Sans eux, le déclin était programmé. Sans eux, j’aurais failli à mon devoir. Grâce à eux, au terme d’un quinquennat où rien ne fut donné, dans cette mondialisation où l’influence se mesure en parts de marché et en excellence technologique, la France peut de nouveau jouer sa carte. Je ne m’attends pas à ce que l’on me rende justice. La vie politique, même quand on l’a quittée, n’a pas ce genre d’indulgence ou plutôt de vérité. Je veux simplement que les Français comprennent les choix qui ont été faits et ce qu’a été l’exercice du pouvoir dans une période où tant d’épreuves ont frappé notre pays, une période où la France prenant ses risques est intervenue plusieurs fois à l’extérieur pour assurer sa sécurité et celle des autres.
Derrière moi, l’horloge ouvragée qui trône sur la cheminée me rappelle délicatement à l’ordre. Encore un quart d’heure avant de descendre accueillir mon successeur. Je me donne un ultime devoir. Après cinq ans de difficultés, j’ai accumulé une expérience unique. Qu’est-ce que présider la France, ce pays qui a une vocation mondiale mais qui est aussi sujet à des fièvres hexagonales ? Comment concilier les aspirations contradictoires des Français qui veulent de l’autorité mais qui ne veulent rien céder sur leurs droits et leurs libertés ? Comment exercer le pouvoir avec la hauteur qu’exige la fonction et rester humain et simple, comme à mes yeux le président doit l’être dans son rapport avec les citoyens ? Comment établir la bonne distance ? Dans la fausse transparence dispensée par les indiscrétions anecdotiques et les bruits de cour, on croit tout savoir sur le pouvoir. On manque l’essentiel. Dans le tumulte de la petite actualité, on ne distingue plus la grande. Dans le flux continu des événements, on oublie les enjeux, les défis, les drames qui sont l’essence même du gouvernement des peuples.
C’est ce jour-là, pendant l’ultime soliloque avant de quitter ce lieu des grandes décisions, que je décide de témoigner. Non pour me justifier, non pour défendre un bilan qui avec le temps se défendra tout seul. Mais pour faire œuvre civique. J’ai voulu être un « président normal » pour mieux assumer une tâche anormale : conduire le pays au milieu des écueils d’un monde dangereux, prendre des décisions où la mort n’était jamais loin. Aujourd’hui, j’entends transmettre. Je veux que les citoyens comprennent les réussites et les regrets, les joies et les peines, les ambitions et les déceptions de celui qu’ils ont désigné pour les diriger. Je souhaite tirer pour les Français les leçons du pouvoir.
Je veux aussi pour l’avenir parler à la gauche. Non ! Le camp du progrès ne doit pas hésiter devant l’incommode défi de gouverner. Sauf à se réfugier dans les chimères, sauf à se contenter du ministère de la parole, le seul d’où l’on est sûr de ne pas être délogé, elle doit rejeter cette suspicion récurrente qui l’a fait montrer du doigt chaque fois qu’elle a assumé des choix difficiles au nom de l’intérêt général. Elle ne doit pas baisser la tête devant ses inquisiteurs qui l’accusent de trahir au prétexte qu’elle n’aurait pas, dès les premiers mois de son avènement au pouvoir, fait rendre gorge au capital. Pire même, qu’elle aurait fait des concessions pour chercher un compromis au nom de l’emploi. La gauche n’a pas que des amis en son sein, c’est là son problème. Son procès vient toujours de l’intérieur. Il en est toujours qui au nom de leur conscience préfèrent tomber à gauche plutôt que de continuer à gravir les pentes escarpées. Funeste penchant. Faute de ne pouvoir tout réussir, il faudrait donc ne rien entreprendre ? Qu’est-ce qu’un projet grandiose s’il lui manque l’attribut premier : l’existence ? Le réalisme sans projet est un renoncement mais l’idéal sans action est une abdication.
À 11 heures, je suis interrompu dans ma réflexion. Emmanuel Macron est annoncé. Je descends l’accueillir sur le perron. Juvénile et grave, la marche lente, il prend son temps pour traverser la cour, peut-être pour mieux savourer l’instant. Il monte plus rapidement les quelques marches qui le séparent de moi, il hésite à m’embrasser, comme il a coutume de le faire avec une facilité qui m’a toujours déconcerté. Nous nous serrons chaleureusement la main puis il me suit dans le bureau qu’il va occuper pour cinq ans et qu’il connaît bien pour avoir été mon conseiller puis mon ministre. Je suis encore chez moi et il est déjà chez lui. Nous sommes de plain-pied. Pour une heure la France a deux présidents. Je ne crois pas me tromper en disant qu’il éprouve autant de joie qu’il ressent de gêne. Se sent-il coupable de quelque chose ? Comme si l’ordre des choses et la relation des hommes avaient été bouleversés indûment. Ni lui, ni moi en tout cas n’avions imaginé il y a cinq ans nous retrouver dans cette situation. Je m’efforce de lui faciliter la tâche. Après tout je suis un sortant, pas un perdant. Nulle joute électorale, nul combat ne nous a opposés. J’ai décidé seul, là aussi, de ne pas me représenter. Politiquement, je n’étais pas en situation. Il l’était, par son audace qui est grande et par sa chance qui l’est encore davantage. Mais qu’il a su saisir !
À vrai dire, nous nous étions déjà parlé depuis le 7 mai. Personne n’en avait rien su. La passation de pouvoir serait forcément courte. Elle dure une heure : avant de nous voir officiellement, il fallait que nous réglions d’abord officieusement les petites affaires, pour consacrer aux grandes le temps qui nous est imparti par la tradition républicaine. Nous nous sommes donc retrouvés discrètement à l’Élysée trois jours après le scrutin pour évoquer la situation politique née de son élection.
Non pour revenir sur la campagne, ce temps est passé, mais pour évoquer la suite. L’échéance suivante, ce sont les législatives. Deux voies s’ouvrent à Emmanuel Macron. Il peut choisir la coalition qui rassemble sur le même projet des formations politiques différentes, à l’image de ce qui se pratique dans la plupart des pays européens. Unis par un pacte négocié, les partis assemblés donnent au gouvernement une base plus large et plus solide. C’est ainsi, par exemple, que l’Allemagne fédérale est gouvernée depuis des années. Angela Merkel, longtemps, n’a pas eu à s’en plaindre. Les Allemands non plus. Cette option m’avait semblé conforme aux idées développées par Emmanuel Macron lui-même pendant la campagne. Le PS serait alors un possible allié. Je comprends au fil de nos échanges que son intention est tout autre. La République en marche présentera des candidats partout ou presque. Le nouveau président compte sur l’élan de la présidentielle pour se constituer une majorité à sa convenance qui soutiendra ses réformes sans férir. Il ne veut pas se concilier le PS. Il veut le remplacer. Avant de me rejoindre à l’Élysée en 2012, il a été un spécialiste des fusions-acquisitions : l’opération qu’il prépare n’est pas un rapprochement. C’est une absorption.
Il m’annonce qu’il compte nommer une personnalité classée à droite à Matignon et rallier à lui des membres éminents de l’opposition : un pouvoir sans alternance. Débarrassé du PS, il veut désarmer la droite en débauchant ses leaders les moins éloignés de son projet. Je lui fais remarquer qu’un Premier ministre de droite, aussi loyal soit-il, aura immanquablement la tentation d’exister par lui-même, d’autant qu’il est par construction institutionnelle le chef de la majorité. Emmanuel Macron prête à cet avertissement amical une attention courtoise. Peut-être se souviendra-t-il un jour de cette conversation.
Mais l’essentiel est ailleurs et nous l’avons réservé à l’entrevue rituelle et républicaine de la passation de pouvoir. L’essentiel, c’est bien sûr la situation de la France. Assis dans le fauteuil des visiteurs qu’il occupe pour la dernière fois, Emmanuel Macron adopte un maintien retenu, presque modeste, forcément impressionné comme tous ses prédécesseurs par la responsabilité qui va lui échoir. Il m’écoute attentivement poser mon diagnostic. Il le connaît. Il a été l’un des acteurs de cette histoire. En 2012, le défi était d’abord économique. Affaiblie, la France devait retrouver sa vigueur pour faire reculer à terme le chômage et retrouver son audience en Europe. En 2017, cette tâche est en passe d’être accomplie. Il suffit de la poursuivre et de l’amplifier. De redistribuer aussi. Je veux dire redistribuer au plus grand nombre, et non à quelques privilégiés. Le nouveau défi est international. Le monde est bouleversé par la persistance du mal terroriste, même si Daech ne s’identifie plus à un territoire. Il est également dominé par l’arrivée au pouvoir de Donald Trump dont l’imprévisibilité dans les actes s’ajoute à la provocation dans les mots. Par le Brexit, même s’il est d’abord un fardeau pour le Royaume-Uni. Par la place prise par la Russie de Poutine qui s’est engouffrée dans la brèche ouverte par l’inconstance américaine et la faiblesse de l’Occident. Par l’exacerbation du conflit entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et derrière lui entre sunnites et chiites, qui peut dégénérer en guerre ouverte. Enfin par la montée en puissance de ces « démocratures » qui offrent aux peuples angoissés la fausse assurance de l’autorité et de l’orgueil nationaliste. Bousculé par la nouvelle donne géopolitique, par les succès populistes à l’Est comme à l’Ouest, le monde est devenu plus dangereux, plus instable et plus divisé que jamais.

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Les lecons du pouvoir
Poche (Avril 2019)
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