La mère morte
Une mère, âgée mais indépendante, se trompe de jour, de lieu de rendez-vous avec ses filles, achète des objets superflus et coûteux, oublie dans le coffre de sa voiture les fruits de mer bretons, et se lève la nuit, croyant partir pour une destination inconnue.
Cela pourrait être drôle, si ce n’était une maladie mentale due à l’âge, et surtout si cette femme si confuse n’était pas la romancière Benoîte Groult, la mère de l’auteure de ce livre d’une force rare. Benoîte Groult, luttant, jouant avec sa propre fin, mais refusant avec rage de céder à la fatalité et à la vieillesse, elle qui a été une militante de l’association « Pour le droit de mourir dans la dignité ». Voici la femme intime, plus que la femme publique, ici telle qu’on ne la connaît pas, et qui écrivait : « Dans la vie, deux mondes se côtoient : celui des gens qui vont vivre et celui des gens qui vont mourir. Ils se croisent sans se voir. »
Benoîte s’éteint en juin 2016 à Hyères, à 96 ans. Écrivaine comblée, mère et grand-mère heureuse, femme de combats remportés. Mais ce que ce livre raconte, ce n’est pas juste le deuil hélas ! prévisible d’une mère admirée et aimée, mais un double deuil : voici le terrible sens du titre, La mère morte. « Maman, mon dernier rempart contre la mort. Bientôt, ce sera moi le rempart pour ma fille ».
Le 1er avril 2016, la fille de Blandine de Caunes, Violette, 36 ans, meurt dans un banal accident de voiture, laissant orpheline sa fille Zélie. L’ordre du monde est renversé : Benoîte s’accroche à la vie, Blandine sombre, Violette n’est plus.
De Benoîte Groult, sa fille a hérité l’humour et la force vitale. Ce livre n’est pas triste, au contraire. C’est une réconciliation entre trois générations de femme qui partagent le « même amour forcené pour la vie, toujours plus forte que tout », le credo de Benoîte qu'elle a transmis à sa fille.
Extrait
Je me souviens qu’au début on ne voulait pas voir, pas savoir, pas comprendre, ma sœur et moi. Pourtant, on la connaissait cette garce. Nicole Groult, notre grand-mère, et Flora, la sœur cadette de maman, ont eu un Alzheimer. Mais bon, pas maman, pas elle… qui était d’ailleurs persuadée, vu son âge, qu’elle était protégée. Et nous aussi, on voulait s’en persuader.
Ça a commencé… Mais quand commence une telle chose ? Quels sont les signes avant-coureurs ? Comment démêler les petites atteintes de la mémoire et du comportement, normales à partir d’un certain âge, d’une vraie maladie qui s’installe ? Et surtout, quand accepte-t-on d’en tirer les conséquences, c’est-à-dire de limiter la liberté de la personne aimée et si longtemps toute-puissante ?
Ça a commencé… ou plutôt on a commencé à s’en rendre compte, ma sœur Lison et moi, sans doute au cinéma où nous allions souvent le dimanche. Certes, elle arrivait à la dernière minute, prétendant qu’on ne lui avait pas donné la bonne adresse ; mais elle arrivait. Même si, déjà, elle ne comprenait plus bien l’intrigue et mélangeait les comédiennes : « La blonde, c’était sa femme ou sa maîtresse ? Et pourquoi les gens riaient tant, expliquez-moi. – Ils riaient parce que c’était drôle, maman. » On a d’abord mis ça sur le compte de sa surdité. Nous n’allions donc plus voir que des films sous-titrés. Et puis, elle n’est plus arrivée. Au téléphone, elle nous disait : « Oh, c’est trop bête, j’avais oublié le nom de la salle, l’adresse et le titre du film. Je suis entrée dans plusieurs cinémas, mais vous n’étiez nulle part. » Il n’y avait qu’à la Pagode, tout près de chez elle, où elle allait encore sans encombre. On a alors compris qu’on ne pouvait plus la laisser circuler seule en dehors d’un périmètre restreint. Jusqu’au jour où, même la Pagode, c’est devenu compliqué.
Jusqu’au jour où on ne l’a plus emmenée au cinéma.
Ça a commencé… quand j’ai découvert qu’elle avait commandé un radiateur hors de prix (2 190 euros) dont elle n’avait absolument pas besoin. Elle avait oublié cet achat, elle le niait même, malgré sa signature sur le bon. Il a fallu que je me démène et que je menace pour éviter la livraison et, surtout, pour éviter de payer.
Ça a commencé… quand on a renoncé, Lison et moi, à lui expliquer, pour la dixième fois, le maniement de son portable. On lui en a alors choisi un extrêmement simple, dont on m’avait dit qu’il était parfait pour les seniors. Mais là non plus, ça n’a pas marché plus d’un jour ou deux. Comme pour l’ordinateur qu’elle avait acheté quelques années plus tôt, et dont elle n’a jamais vraiment réussi à se servir. Bon, d’accord, elle a écrit un chapitre irrésistible sur ses mésaventures informatiques dans La Touche étoile, son dernier best-seller !
Ça a commencé… quand je me suis aperçue qu’elle oubliait son code bancaire et que sa carte était régulièrement avalée.
Ça a commencé… quand j’ai découvert qu’elle acceptait des conférences à l’étranger qu’elle ne pouvait plus honorer ; d’ailleurs, elle ne se souvenait pas qu’elle avait accepté. Il a fallu que j’en décommande deux ou trois : « Mais elle nous a dit oui… Elle est venue l’année dernière, et elle a été parfaite. – Oui, mais maintenant ce n’est plus possible, elle est trop fatiguée. » Je sentais la réprobation, plus ou moins muette, de mes interlocuteurs.
Ça a commencé… quand j’ai reçu une lettre dans laquelle elle se plaignait de ne plus être au courant de ses comptes ni du montant de ses chèques. Elle me soupçonnait d’avoir pris le pouvoir sur ses finances, sans son accord… Lettre assez rude : « Il faut qu’on tire ça au clair, ma chérie. Je n’ai pas été déclarée gâteuse. Mais tu fais en sorte que je le devienne, même si ça me dépanne, parfois… Je conçois qu’il y ait eu un flottement ces derniers mois mais, ne sachant pas quand je mourrai, il faut qu’on adopte un modus vivendi (c’est le cas de le dire !) vivable pour toutes les deux. » Cette lettre m’a d’autant plus peinée qu’elle avait complètement oublié qu’on était allées à la banque ensemble, dix jours plus tôt, et qu’on lui avait tout expliqué.
Ça a commencé… le jour où elle m’a dit : « Tu sais, ma… la chose qui… heu… mon horloge au poignet. »
Mais j’ai vraiment compris, admis, que ça n’allait plus, au ministère des Droits des femmes. Invitée pour une rencontre avec deux classes de première, elle était ce jour-là absente, confuse, et répondait à côté. Je bouillais et j’avais envie de bondir à ses côtés pour lui souffler les réponses. Yvette Roudy, son amie de toujours, qui était au premier rang, s’énervait : « Mais enfin, vas-y, Benoîte, réponds… » Heureusement, la ministre Najat Vallaud-Belkacem a pris les choses en main avec beaucoup de délicatesse, comblant les blancs pour dire ce que maman n’arrivait pas à dire. Atterrée, malheureuse comme une orpheline, je me suis juré que plus jamais je ne la laisserais se mettre dans cette situation.
Pourtant, pendant le cocktail, maman avait repris du poil de la bête et tout le monde semblait ravi et admiratif. Elle a tout de même senti qu’elle n’avait pas été à la hauteur et, pour ne pas perdre la face, elle répétait d’un ton enjoué : « Je ne savais pas que ça devait se passer comme ça, on ne m’avait rien dit. » Alors qu’on avait passé une demi-heure dans le bureau de la ministre à parler du déroulé de son intervention. J’ai compris, ce jour-là, que les gens ne voyaient que l’icône du féminisme, l’écrivaine à succès, et pas la femme affaiblie qu’elle était devenue. Sauf les amis proches, comme notre chère Maryse Wolinski qui, à la fin, m’avait serrée dans ses bras en me disant, des larmes dans la voix : « Blandine, j’ai souffert tout le temps, mais j’ai surtout pensé à toi et à ce que tu devais ressentir. »
C’était en 2014. Elle avait 94 ans.