Juvenia
« Chaque matin, devant sa glace, Laure déplorait les effets de l’âge sur sa peau, ses cheveux, sa silhouette, et ce, malgré tous les efforts et le sport qu’elle pratiquait assidûment. Elle songeait aussi invariablement au corps parfait de Juvena Biel qui s’exhibait dans les films où elle se produisait et dont Pierre, son ex-mari, profitait avantageusement depuis qu’il avait épousé la jeune trentenaire.
Jusqu'au matin du 27 janvier où l’on annonça le vote de la nouvelle loi à la majorité parlementaire et où, en un instant, devant sa glace, Laure crut devenir la reine à laquelle le chasseur vient d’annoncer qu’il a tué Blanche-Neige dans la forêt. Un immense sourire lui mangea le visage. Et, comme dans une bulle de BD ou un néon dans la nuit, elle put lire l’énoncé qui motivait ce sourire : ENFIN VENGÉE. »
Cette loi du 27 janvier interdit aux hommes de la République de Juvenia de vivre avec des femmes de plus de vingt ans leurs cadettes : un raz-de-marée dans la vie des six personnages que Nathalie Azoulai fait se croiser dans une ronde drolatique et diabolique. Une jeune femme va-t-elle se retrouver hors-la-loi parce que le père du bébé dont elle est enceinte a le double de son âge ? Les ricanements des hommes envers les femmes qui vieillissent inexorablement vont-ils enfin cesser ? Et permettre à celles-ci de retrouver la confiance et le sens de l’avenir ? Les hommes de plus de cinquante ans s’en remettront-ils ? Et si cette loi réveillait un érotisme nouveau ?
Révolutions sentimentales, revirements cocasses, aventures ébouriffantes, déceptions en chaîne, guerre des sexes : cette satire est portée ici par un style voltairien aussi rapide qu’inventif.
Nathalie Azoulai observe notre société, s’amuse avec les codes du libertinage, joue avec nos craintes et nos fantasmes en romancière virtuose.
Extrait
Le 27 janvier d’une année proche et lointaine de la nôtre, il fut établi que l’union d’un homme avec une femme de plus de vingt ans sa cadette serait désormais interdite par la loi et passible de peines sévères, plus sévères encore dans le cas où cette union aurait engendré un ou plusieurs enfants, nés ou à naître.
Après moult débats et controverses qui avaient atteint leur paroxysme à la période de Noël, on trouva bon de rappeler que ces unions représentaient de graves préjudices et d’en lister les victimes par ordre croissant :
– les enfants nés d’une telle union qui devraient s’accommoder d’un père âgé à leur naissance et d’une entente parentale forcément vouée à se dégrader du fait de l’asymétrie des âges ;
– les jeunes femmes trop enclines à se laisser conduire par des hommes mûrs, à river leurs ambitions court-termistes à l’assise de ces derniers et finalement à se brader dans d’indignes transactions ;
– les femmes mûres trop souvent délaissées par leurs congénères au profit de cadettes naturellement avantagées, et vouées à passer le restant de leurs jours dans d’injustes solitudes, ou à se résoudre à leur tour à s’unir à des compagnons de vingt ans leurs aînés, aggravant le phénomène bien malgré elles. Ou, pire encore, à devoir s’unir à des femmes délaissées comme elles et ainsi agrandir le fossé entre les sexes ;
– l’existence des générations dont une société devrait toujours respecter l’ordre et l’étagement méthodique sous peine de favoriser le chaos.
C’est à cet effet que le texte prévoyait d’aussi lourdes peines à l’encontre de femmes qui s’uniraient à des hommes de plus de vingt ans leur cadet.
Enfin, la loi stipulait que l’interdiction ne pourrait être levée qu’à deux conditions :
– que la science ait trouvé un moyen pour que les hommes ne vieillissent pas afin que les enfants nés de telles unions ne pâtissent d’aucune diminution physique et/ou psychique ;
– que l’âge de la ménopause des femmes soit retardé d’une dizaine d’années au moins afin que le troisième préjudice énoncé soit rendu partiellement caduc.
Mais, à ce stade, les autorités ne pouvaient dire si cette dernière condition serait le fait d’un progrès scientifique ou d’une mutation anthropologique qui s’étalerait sur plusieurs siècles d’humanité.
Où cette disposition fut-elle votée ?
À Juvenia, vieille république européenne depuis toujours tapie dans l’ombre de la France, dont le nouveau régime féministe marqua en ce 27 janvier sa dissidence historique en s’engageant à :
– rompre avec le sens même de son nom qui célébrait le primat de la jeunesse ;
– marteler sa volonté de contenter sans les opposer toutes les femmes, les cadettes et les aînées, les cadettes étant vouées à devenir un jour des aînées ;
– veiller sur l’ordre des générations.
Les autres pays européens et les autres continents regardèrent l’affaire avec attention, voire tentation, comme la Suisse, où les femmes du parlement espéraient avoir bientôt raison de toutes ces kalachnikovs venues des pays de l’Est armer les bras tremblants de leurs vieux maris. Ou l’Amérique, qui supportait mal d’avoir été devancée par une telle révolution des mœurs mais dont le président venant d’épouser une jeune transsexuelle de trente ans sa cadette, ne savait sur quel pied danser.
Partout ailleurs, et surtout en France, on se demandait si une telle loi relevait plutôt d’un libéralisme paradoxal, d’un antimalthusianisme voué à contrer la pénurie, ou d’un extrême retour en arrière qui méprisait ostensiblement la très cruciale question du genre.
Plus cyniques, certains pays pauvres savaient aussi que les Juvéniens, de tempérament latin, ne respecteraient une telle interdiction qu’en trouvant sur leurs terres des consolations qu’ils comptaient bien monnayer à leur avantage.
Après une stupeur qui dura quelques heures, les hommes d’âge mûr crièrent au scandale à coups de tribunes, de pamphlets et autres appels à l’insurrection.
Les jeunes femmes invoquèrent la sacro-sainte liberté de l’amour lors de manifestations monstres où elles rencontrèrent, bien sûr, des hommes indignés, ce qui provoqua instantanément de nouvelles effractions et, par conséquent, de nouvelles frustrations.
Les femmes plus âgées se réjouirent mais uniquement sous cape, car c’eût été sinon reconnaître et leur délaissement et leur défaut de séduction ; c’eût été surtout avaliser une mesure des plus coercitives, voire tout à fait réactionnaire, digne du plus totalitaire des régimes et de la plus effroyable dystopie. Or ces femmes avaient déjà bien assez de problèmes pour ne pas, de surcroît, parader en harpies vengeresses.
Quant aux jeunes hommes, ils célébrèrent bruyamment l’événement, contents de disposer enfin de leur dû sans plus avoir à partager leurs conquêtes avec leur père, voire leur grand-père.
À toute cette agitation, le régime de Juvenia mit rapidement bon ordre et le calme revint.