L'homme qui pleure de rire
Octave Parango a été concepteur-rédacteur dans les années 1990, model scout dans les années 2.000 . Le voici qui découvre dans les années 2010 un nouveau métier…
Après 99 Francs sur la tyrannie de la publicité et Au secours pardon sur le marchandisation de la beauté féminine, ce nouveau roman satirique, hilarant et désespéré clôt la trilogie d’Octave Parango sur les aliénations contemporaines.
Tout est malheureusement vrai (et vécu) dans cette satire, hilarante et désespérée, des dérives de notre société de divertissement.
Extrait
C’est l’histoire d’un homme qui voudrait travailler, mais n’y arrive plus. Il boit ces verres de vin blanc qu’on écluse à midi sans réfléchir, et qui engourdissent le cerveau jusqu’au soir, provoquant un rire d’apocalypse. Un rideau de cheveux hirsutes cache les yeux cernés du Big Lebowski parisien ; le reste de son visage est très poilu. Il aime être affalé sur des canapés d’hôtel, la nuque cassée par des coussins trop durs, sans attendre de rendez-vous. Il pleut dehors, il tousse, inutile de se soigner puisque la fin du monde est dans vingt minutes. Un mouvement protestataire est en train de naître en France : des rebelles vêtus de gilets fluorescents expriment une colère que personne n’a vue venir, une révolte grandissante contre la pauvreté et l’indifférence des classes dirigeantes. Chaque semaine, des manifestations de plus en plus violentes ont lieu à Paris ; nées sur Facebook, elles semblent incontrôlées et incontrôlables. Sur le 8e arrondissement de Paris flotte une atmosphère de guerre civile.
Descendant l’avenue des Champs-Élysées, Octave Parango s’identifie aux magasins Abercrombie & Fitch. Pendant les années 2000, on y entendait Justin Timberlake à fond, il y avait très peu de lumière et beaucoup de musc, de jolies filles se dandinaient en bikini orange triangulaire, de beaux gosses au torse luisant gonflaient leurs pectoraux, tout le monde vénérait le mode de vie des surfeurs californiens, une foule adolescente patientait à l’entrée, derrière des barrières métalliques, gardée par un culturiste black en tee-shirt noir et veste trop cintrée. Et puis un jour la lumière s’est rallumée, quelqu’un a baissé le volume de Justin Timberlake qui ne vendait plus un disque, les danseuses et danseurs en maillot de bain se sont volatilisés, soudain la boutique était déserte et silencieuse, le surf était devenu un banal sport de masse, et plus personne ne se bousculait à la porte. Au lieu d’un physionomiste pour bloquer les clients à l’entrée, il aurait fallu recruter un rabatteur pour alpaguer les passants sur le trottoir des Champs-Élysées.
La vie d’Octave a fait faillite sans qu’il s’en aperçoive.
L’argent coulait à flots dans les années 1990… La publicité régnait et il en était l’un des prodiges. Il se souvient de tournages somptueux en Afrique du Sud, de soirées cannoises qui viraient à l’orgie, de séminaires dans des palaces à l’île Maurice, de son arrivée au bureau à quinze heures tous les jours en même temps que son directeur de création. Le fric de la pub finançait tous les médias, quand il y avait moins de supports et plus d’annonceurs. Dans les années 1990, non seulement la communication surpayait ses employés, mais la télévision surpayait ses animateurs, les journaux surpayaient les écrivains, la mode surpayait les mannequins… Les agences ne savaient plus quoi faire de leur argent. La presse aussi se gavait. La manne publicitaire lui évitait de se remettre en question. Et puis est arrivée cette sordide invention de l’armée américaine : Internet. La démocratisation des médias a fait croire au peuple que tout le monde pouvait être animateur, publicitaire, journaliste ou humoriste : il suffisait d’avoir un ordinateur, un smartphone ou une webcam. La notoriété n’était plus une affaire de privilégiés mais une compétition ouverte à tous. La moindre blogueuse dans sa studette pouvait donner son avis sur la dernière collection Chanel en échange d’un sac gratuit. N’importe qui se prenait pour une star – et parfois le devenait. Le pouvoir des médias s’est effondré dans les années 2000 et aucun patron de presse ne l’a vu venir : ils étaient trop occupés à déjeuner au Fouquet’s avec Maurice Lévy. Résultat : plus un kopeck, la galère pour tous les pubards/chroniqueurs/prostitués/frimeurs des décennies fastueuses de la fin du xxe siècle.
Tout d’un coup, les réseaux sociaux permettaient de cibler les annonces publicitaires en temps réel sur chaque consommateur, individuellement, au moment le plus efficace. Octave prétendait qu’il haïssait les réseaux sociaux parce qu’ils espionnaient nos secrets pour les vendre à des entreprises. La réalité est qu’il leur en voulait surtout de lui avoir piqué son boulot. À présent, tout le monde pouvait être Octave. À titre d’exemple : lorsque le groupe Condé Nast avait demandé à Octave d’animer la Cérémonie des Hommes de l’Année il y a dix ans, le magazine GQ avait loué le musée d’Orsay et invité trois cents personnalités à souper. Cette année, ils l’avaient rappelé pour animer de nouveau la cérémonie… debout sur une estrade, dans un restaurant gratuit. Il avait annoncé les lauréats comme s’il animait la Semaine de la Saucisse de Morteau dans un hypermarché. Ce qui étonnait Octave, c’était que les journalistes n’aient pas vu venir la révolte du prolétariat alors… qu’ils en faisaient partie. La dèche concernait tous les secteurs médiatiques. Les politiciens n’avaient même plus besoin de nous pour être élus ! On voyait d’anciens ministres tapiner pour trois sous sur C8, d’ex-vedettes de la télé vendre leur podcast ou créer leur chaîne YouTube que personne ne regardait, et même une ancienne miss météo au chômage mendier du fric sur Instagram. Le déclassement touchait tous les flambeurs des années nonante sans exception. Ils faisaient moins les fiers qu’au Jane’s Club de Cannes en 1992… où Octave avait tapé de grosses lignes de poudre blanche à quatre pattes sur le couvercle de la cuvette des chiottes avec les dirigeants de sa chaîne à péage ainsi que le CEO de l’agence Publicis, mort peu après, du même cancer que Jean-Luc Delarue.
Et aujourd’hui sur France Publique
Parango gagnait moins que le SMIC.