Parce que les fleurs sont blanches
Gerard élève seul ses trois garçons depuis que leur mère les a quittés sans laisser d’adresse, se contentant d’envoyer des cartes postales depuis l’Italie pour les anniversaires et Noël. Klaas et Kees, les jumeaux de seize ans et leur petit frère Gerson – sans oublier le chien, Daan – vivent néanmoins dans une maisonnée plutôt joyeuse où Gerard s’efforce de faire bonne figure.
Un dimanche matin ordinaire où ils sont invités chez les grands-parents, leur vie bascule. Sur une route de campagne traversant des vergers où fleurissent des arbres fruitiers, une voiture s’encastre dans celle de Gerard, le choc est violent. Si les jumeaux et le père s’en tirent avec des blessures légères, il en sera tout autrement pour Gerson. Il est plongé dans le coma et au réveil, il comprend qu’il a perdu la vue. Aidé par Harald, infirmier dévoué, l’adolescent tente d’apprivoiser sa nouvelle vie, alors que les jumeaux et leur père essaient également de faire face, mais le retour à la maison est douloureux malgré le soutien de Jan et Anna, les grands-parents des enfants. Gerson s’enferme dans sa douleur et sa colère, refuse d’accepter toute aide et de se projeter dans un quelconque avenir. Plus personne ne sait comment le soutenir. Gerard presse son fils de prendre des décisions quant à son futur, sans résultat. Lorsque l’été arrive, tous savent que les choses ne pourront pas continuer ainsi à la rentrée. Le séjour prévu dans la paisible maison des grands-parents au bord d’un lac apparaît alors à tous comme la possibilité d’un nouveau départ…
Gerbrand Bakker est un maître incontesté dans l’art de saisir l’essentiel avec peu de mots. Son écriture impressionne par sa concision, sa justesse et surtout, par l’absence absolue de tout pathos. Racontée pour l’essentiel par ses frères, l’histoire de ce jeune garçon qui ne parvient pas à accepter de vivre dans le noir n’en devient que plus déchirante.
La presse en parle
Trois gamins, dont les jumeaux Klass et Kees, vivent avec leur père célibataire. Le troisième garçon est attardé. A la suite d'un accident de voiture, il perd la vue et, horriblement défiguré, doit porter un masque.
Avec une douceur rare, Gerbrand Bakker, l'auteur (néerlandais) de "La-haut tout est calme", décrit les petits riens du quotidien quand un accident vient rompre le fragile équilibre familial. Poétique et poignant.
Didier Jacob, L'Obs
Extrait
Noir
Nous y jouions, avant. Nous y avons joué pendant des années. Jusqu’à il y a six mois, où nous y avons joué pour la dernière fois. Après, cela n’avait plus beaucoup de sens. Nous commencions toujours dehors, au pied du vieux hêtre devant la fenêtre du salon. Le hêtre était notre point de départ. Nous posions une main sur l’écorce, puis en général c’était Klaas qui lançait le compte à rebours. Klaas est l’aîné d’entre nous. Klaas a dix minutes de plus que Kees. Gerson a trois ans de moins que nous et est arrivé seul, sans frère jumeau. Il a des frères jumeaux, nous, Klaas et Kees.
Avant que Klaas ne commence à compter, l’un de nous annonçait la cible. La porte de la cuisine. Les saules têtards. Le poulailler du voisin. Parfois même une cible plus éloignée. Le fil barbelé entre les deux bandes de terre à côté de notre maison. La lucarne des toilettes des voisins. Occasionnellement, une cible de chair et de sang. Notre père. Le chien. L’inconvénient des cibles de chair et de sang, c’est qu’elles bougent, ce qui pouvait devenir problématique, surtout avec le chien. Celui qui sifflait le mieux à l’oreille du chien avait gagné. Non parce qu’il parvenait jusqu’à la cible, mais parce que la cible parvenait jusqu’à lui.
Gerson choisissait toujours les cibles les plus difficiles, des cibles qui vous obligeaient à marcher loin, à négocier des virages, à surmonter des obstacles. Les poutres au-dessus du fossé ou la clôture électrique. Des buissons. Des tombes. Et pas n’importe quelles tombes, des tombes bien précises, si bien que du bout des doigts vous deviez tâcher de déchiffrer le nom indiqué par Gerson. Gerson venait souvent dans ce petit cimetière situé presque en face de notre maison sur une butte en plein champ. Un cimetière vieux comme le monde, où l’on ne plaçait que très rarement de nouvelles pierres. Gerson connaissait par cœur toutes ces tombes, il pouvait se les représenter les yeux fermés. Pas nous. S’il avait choisi une tombe pour cible, il nous fallait lire l’inscription du bout des doigts, et ce n’était pas facile.
« Trois… deux… un… partez ! », disait Klaas, toujours très lentement.
À trois, nous fermions déjà les yeux. À deux et un, nous essayions de nous fabriquer mentalement une photo de la maison et des alentours. Mais Klaas avait beau décompter lentement, nous n’avions jamais assez de temps pour bien développer la photo. Il restait toujours quelques taches grises et floues dessus. Et ces taches étaient les endroits que nous aurions ensuite du mal à retrouver à l’aveugle. Sur le « partez ! », nous détachions nos mains du tronc. Les premiers pas prudents s’accompagnaient à tous les coups d’une collision. De fait, nous avancions tous trois vers la même cible. Mais passé les premiers pas, nos chemins se séparaient. Nos photos mentales étaient différentes et nous prenions d’autres directions. Nous essayions de marcher sans bruit. Rien ne devait distraire notre attention et rien ne devait révéler aux autres notre propre position.
Quand il n’y avait pas de vent, il régnait un énorme silence. Plus nous essayions de percevoir les pas des autres, plus nos oreilles bourdonnaient. Quand il y avait du vent, en revanche, la bourrasque s’engouffrait à travers les arbres avec la force d’un ouragan. De quel arbre provenait quel bruit ? Ce frémissement crépitant, c’était le peuplier solitaire à côté de la remise à vélos. Le chuchotis aigu et bref, ce devait être la petite rangée de saules étêtés, au bord du fossé longeant la maison. Le sifflement maigrelet, presque grésillant, provenait du cèdre dans le jardin de derrière. Le vent nous orientait, nous apprenions à reconnaître le bruit des arbres.
Personne ne trichait, de cela nous pouvions être certains car nous avions un marché. Si l’un de nous ouvrait les yeux sans le faire exprès – c’était vite arrivé – il criait « Je sors » et la partie se poursuivait entre les deux autres. Gerson était bon, très bon, mais c’est aussi celui qui criait le plus souvent « Je sors ».
« Vous, vous êtes deux, disait-il parfois, moi je dois tout faire tout seul. »
Nous lui avons demandé ce qu’il entendait par là.
« Qu’est-ce que j’en sais.
— Tu crois qu’on regarde ou quoi ? a demandé Klaas.
— Non. Mais vous vous sentez l’un l’autre. À mon avis, même avec les yeux fermés, vous savez où est l’autre.
— C’est absurde, a dit Kees. Je ne sais pas où est Klaas et je n’ai aucune idée de l’endroit où tu es. »
Gerson allait alors s’asseoir, les yeux dans le vague, et restait prostré un instant sans rien dire. Nous ne disions rien non plus. Nous savions qu’il finissait toujours par dire quelque chose, quel que soit le temps que cela prenait parfois. Gerson était jaloux de nous. Il se sentait souvent seul, en particulier lorsque nous étions tous les trois.
« Tu ne sais pas où est Klaas, mais tu n’as aucune idée de l’endroit où je suis. Ce n’est pas la même chose.
— Mais je voulais dire la même chose.
— Oui, oui.
— Oui.
— Je veux recommencer », finissait par dire Gerson.
Alors nous retournions au hêtre. Quelqu’un désignait une nouvelle cible, Klaas reprenait son lent décompte et nous détachions une nouvelle fois les mains du tronc.
Nous y jouions souvent avant. Nous y avons joué toute notre vie. Gerson mourait d’impatience de savoir enfin marcher convenablement. Lorsque nous avons commencé à jouer à ce jeu, à l’âge de cinq ans, nous le voyions parfois, avant de fermer les yeux, debout sur le large rebord de fenêtre en train de pleurer. De ses petites mains collantes, il essuyait furieusement la buée sur la vitre. Quand il n’y avait pas de vent, nous pouvions même l’entendre crier. Tellement il avait envie d’être avec nous. Avec ses grands frères qui plissaient fort les yeux, puis qui s’en allaient en agitant les bras, tous deux plus ou moins dans la même direction.
C’est peu après son quatrième anniversaire que nous l’avons laissé participer pour la première fois. Cette fois-là, et de nombreuses fois par la suite, nous avons triché. Les yeux fermés, en effet, nous ne pouvions pas voir s’il allait dans un fossé. Il marchait déjà bien à cette époque, et il parlait bien aussi. Mais lorsqu’il appuyait sa petite main contre le tronc du hêtre et qu’il fermait les yeux, il ne prononçait plus qu’un seul mot. Au début, nous ne l’avons pas compris.
« Qu’est-ce que tu dis, Gerson ? a demandé Klaas, qui était déjà en train de compter.
— Noir », a dit Gerson.
Même pour parler, il ne dessillait pas les yeux. Il les fermait si fort que ses joues touchaient presque ses sourcils, découvrant ses petites dents de lait arrondies.
« Noir », a-t-il répété.
Il venait d’inventer le nom du jeu.
Nous ne faisions jamais de progrès. Ni nous ni Gerson. Peu importait que nous jouions souvent ou pas, ou que nous gardions la même cible plusieurs fois d’affilée. Cela restait difficile. Au bout de dix tentatives, nous ne marchions toujours pas droit vers la citerne. C’était chaque fois différent. Selon nous, c’était une question de bruits. Chaque fois, il y avait d’autres bruits. Un vent fort, une brise légère, une voiture qui passe, des oiseaux, surtout les hérons qui piaillent dans les grands arbres autour du cimetière, les chevaux qui accourent de l’autre côté du fossé dès qu’ils vous aperçoivent. À moins que ce ne soit la météo. Soleil, bruine, averse, neige, grêle. C’était tous les jours différent. Chaque fois que nous jouions à noir, c’était comme si nous repartions de zéro. Comme si le temps que nous avions passé les yeux ouverts avait faussé le jeu.