La carte des regrets
Suicide, assassinat, mort accidentelle ? Les circonstances de la mort de Véronique Verbruggen sur un sentier des Cévennes n’auraient pas valu plus de quelques lignes dans la presse si la victime n’avait pas été une éditrice reconnue. Deux hommes s’interrogent et partagent un même chagrin : Daniel Meyer, son mari, ophtalmologue, et Titus Séguier, son amant, cinéaste qui jusqu’au bout aura attendu qu’elle vienne partager sa vie.
Pour Daniel, rien n’est jamais venu troubler les vingt ans de vie commune avec sa femme, qu’il aime indéfectiblement. Quant à Titus, dépossédé de son amour, il hésite entre se taire par respect des convenances ou élever à Véronique un « testament amoureux » cinématographique, en poursuivant le projet entamé avec elle avant sa disparition.
Il y a aussi Mina, la fille de Véronique, vingt et un ans, née d’un premier amour. Trop de sous-entendus, d’indices qui ne trouvent pas leur place dans le puzzle familial… Qui était cette mère dont les tourments se lisaient en filigrane ? Demander des éclaircissements à son beau-père serait si douloureux pour Daniel… Alors Mina remonte la trace de Titus Séguier. Elle découvre la complexité d’une mère écartelée, celle des sentiments, et comprend qu’on ne connait jamais tout à fait cet autre qui nous semblait si proche.
Derrière le vernis des apparences, le portrait bouleversant d’une femme qui ne pouvait pas choisir. Nathalie Skowronek dit avec une grande subtilité les différentes facettes de l’amour et comment si les époques changent, les écartèlements du cœur demeurent.
Extrait
À la fin de l’article on ne savait pas à quoi s’en tenir. Il était beaucoup question d’amour. Véronique Verbruggen était pleurée mais on ne comprenait pas. Qui aimait qui, qui était aimé de qui. L’article évoquait une invitation à rendre hommage à la disparue. Que ceux qui ont connu et aimé Véronique Verbruggen soient les bienvenus. Or, à ses propos, tout laissait à penser que Titus Séguier ne quitterait pas sa maison de Finiels, un petit village du mont Lozère, pour honorer sa mémoire. Il s’était pourtant juré de ne jamais décevoir cette femme, avait-il glissé au journaliste avant d’interrompre leur conversation.
De cette femme, directrice d’une petite maison d’édition, on savait un peu plus. Sa complice de longue date, la céramiste italienne Francesca Orsini, parlait d’une personnalité secrète dont le professionnalisme, la capacité d’écoute et l’engagement avaient permis de faire des éditions du Pont une maison au catalogue exigeant, défendant des artistes injustement oubliés. Véronique Verbruggen s’était spécialisée dans les monographies de petits maîtres de la peinture, dont le drame était d’avoir croisé les grands noms de la discipline, éternellement condamnés à jouer les figurants dans les cours d’histoire de l’art. Si leurs toiles ressortent de temps en temps de l’oubli, c’est pour illustrer un événement ancien dans un magazine – on sollicitait souvent Véronique pour cette raison – mais sans qu’on les crédite d’une quelconque valeur artistique. Les proches de Véronique, un groupe restreint qui aimait gravir les cinq étages du vieil immeuble parisien de la rue Cassette, le siège de la maison, témoignaient de la ferveur de cette directrice de quarante-trois ans, longue liane qui peinait à dérouler son mètre quatre-vingt-deux, les épaules maladroitement repliées. Il fallait la voir batailler pour défendre les livres auxquels elle croyait. Par une indiscrétion, on apprenait aussi que les fragiles éditions avaient plusieurs fois failli sombrer et qu’elles s’étaient chaque fois miraculeusement relevées.
L’article ne proposait qu’une illustration de mauvaise qualité, on y découvrait le sigle « VV » des couvertures de la maison, sobre, élégant, qui, ici, n’apportait aucune information utile. Pour se figurer Véronique, il suffisait d’introduire son nom sur n’importe quel moteur de recherche. Sous l’onglet « images » apparaissait un visage anguleux aux pommettes hautes, les yeux verts en forme d’amandes, les cheveux châtains coupés court. Aucun de ces portraits ne rendait justice à la beauté de l’éditrice, « une beauté lunaire » avait un jour lâché Francesca, ce qui ne voulait pas dire grand-chose, si ce n’est que Véronique dégageait une lumière singulière, un peu glacée, qui n’était pas sans évoquer les peintres flamands auxquels elle s’intéressait.
Que savons-nous de l’existence de ceux qui nous entourent ? Que nous montrent-ils d’eux-mêmes ? Que dissimulent-ils ? Mina, sa fille de vingt et un ans, qui sortait doucement de l’adolescence et venait de s’inscrire au conservatoire de musique en classe de piano, s’était exprimée avec prudence, dans un style probablement remanié par le journaliste : « Ma mère avait une façon bien à elle de travailler, d’aimer, de respecter les règles et de les transgresser. Je veux rester fidèle à ce qu’elle était. » Mais que savait Mina de sa mère ?
Le corps sans vie de Véronique est découvert un après-midi de mai par un randonneur occasionnel. L’homme est parti d’un hôtel-restaurant de Villefort où, simple coïncidence, Véronique a l’habitude de déjeuner. Il est en train de franchir le col de Rabusat sur le GR70, appelé aussi « chemin de Stevenson », lorsqu’il s’arrête pour une première pause. Un panneau vient de lui préciser qu’il se trouve à 1 099 mètres, l’information le réjouit, si bien que l’homme photographie la plaque avec son téléphone portable. L’absence de réseau l’empêche d’envoyer l’image à sa compagne. L’homme respire profondément et regarde autour de lui.
Plus le randonneur grimpe, plus il a la sensation de faire corps avec le paysage. La ligne de crête est merveilleuse. À part de rares clarines, on n’entend plus les bruits de la civilisation. Le randonneur est bercé par le chant des oiseaux. Il se plaît à écouter le bruissement des feuilles, tente de les différencier d’un arbre à l’autre, suit des yeux les couples de papillons multicolores qui s’affolent à son arrivée, le vol d’un petit rapace. Ses oreilles bourdonnent. L’altitude ? Il n’est pas impossible que ce soit un sentiment de plénitude. Au loin il voit des herbes hautes qui plient sous le vent, des chaos de pierres qu’il confond avec des troupeaux de moutons, des sommets brumeux et bleutés. Il ne se doute pas un instant que d’ici quelques heures il acceptera de livrer le récit de cette journée à un stagiaire du Midi Libre. Dans ce temps suspendu, il pense que cela fait des années qu’il ne s’est pas senti aussi léger.
Son rythme de marche est soutenu, les branchages craquent sous ses pas lorsqu’il décide de dévier de sa trajectoire pour ramener un bouquet d’arnicas. Des ailes lui poussent, le randonneur veille à bien poser les pieds sur le sol de plus en plus escarpé, il cherche ses appuis, se retient parfois à un buisson, à une touffe de genêts, s’amuse de l’effort. Mais soudain l’homme s’arrête. Il voudrait n’être jamais venu ici, son corps se glace, il étouffe un cri. Il ne se tourne plus vers le ciel mais redescend vers la vallée. Il cherche une route, une vraie, avec des voitures et du bitume. Le jour devient affreux et triste. Affreux pour le randonneur, affreux pour ceux qui ont connu et aimé Véronique Verbruggen.